Éditorial
Dans son premier numéro daté de mai 1939, le Comité de direction de la revue Défense Nationale précise que « son but est d’attirer l’attention sur les grands problèmes qui, à des titres divers, intéressent la Défense nationale et qui sollicitent le concours de toutes les activités…La revue compte le faire en portant ses regards vers l’avenir, dans une atmosphère de large indépendance, de pensée renouvelée et de haute sérénité d’esprit ».
À l’aube du troisième millénaire ces propos restent d’une brûlante actualité, d’autant que ceux qui diagnostiquaient « la fin de l’Histoire » à l’issue de l’implosion de l’empire soviétique se sont lourdement trompés.
La présence d’une seule puissance dominante, dont la stratégie, largement diffusée, est étroitement subordonnée au progrès technologique et au concept de « révolution dans les affaires militaires », occulte, voire obscurcit, toute réflexion indépendante.
Il serait injuste de considérer les États-Unis seuls coupables de cet état de fait. L’Europe en général, et la France en particulier, en sont largement responsables. Depuis une quarantaine d’années toute véritable réflexion stratégique a disparu dans notre pays. On ne peut tenir pour telle les explications accompagnant les changements qui ont fait suite aux évolutions géopolitiques de la dernière décennie et qui résultent en fait de contraintes financières et de décisions politiques opportunistes et discrétionnaires. De gros efforts ont été faits pour présenter comme cohérent, ce qui s’apparente plus à une stratégie de « nains de jardin » et de petits moyens qu’à une réflexion générale à laquelle nous avaient habitués, entre autres, Raymond Aron ou le général Beaufre.
On peut voir à cela trois raisons :
L’avènement du nucléaire et du concept de dissuasion dans un monde bipolaire ont stérilisé la réflexion sur l’emploi des forces conventionnelles et ont limité les moyens qui leur étaient consacrés. Les séquelles des guerres de décolonisation dans lesquelles, à l’instigation du pouvoir politique, les forces armées françaises, engagées au-delà de leur emploi traditionnel, ont subi un traumatisme profond ; lequel a fait considérer comme sulfureux et inopportun tout écrit sur les actions psychologiques auprès des populations. Or, il faut bien reconnaître que les forces armées, impliquées depuis une dizaine d’années dans les missions de maintien et de rétablissement de la paix, sont presque totalement démunies dans le domaine de la stratégie d’influence et doivent redécouvrir laborieusement un corpus doctrinal dont la mémoire, non entretenue, a disparu. La prudence, voire la frilosité de la hiérarchie militaire, largement encouragée par les tutelles politiques successives, ont fait que tout officier développant publiquement une thèse non conforme à la ligne du moment a été sanctionné implicitement ou explicitement. Les plus brillants et les plus ambitieux ont rapidement compris qu’il était urgent de s’abstenir de participer à un tel débat.
Le champ de la réflexion a donc principalement mobilisé chercheurs, universitaires, hauts fonctionnaires civils dont les capacités intellectuelles, la puissance de travail, le sens de l’intérêt général ne sauraient être mis en cause ; mais aucune des publications correspondantes n’est véritablement imprégnée de l’expérience du terrain et du dernier regard du soldat, éventré par une balle explosive, un éclat d’obus de mortier ou de mine antipersonnel, interrogeant son capitaine : « toi, que j’ai suivi en toute confiance, l’enjeu de ce combat valait-il que je meure à vingt ans ? ». La diffusion d’idées nouvelles — et c’est là notre mission — est nécessaire au développement d’une réflexion qui pourra devenir pensée stratégique après avoir été critiquée et enrichie.
La revue Défense Nationale a pour ambition de devenir la structure d’accueil de cette pensée stratégique renouvelée, appliquée en priorité à l’Europe de la défense, voire à la défense de l’Europe le moment venu, tout en accueillant d’autres réflexions. Pour y parvenir elle procédera, par étapes, à une double ouverture : vers le monde de l’enseignement et de la recherche, vers l’Europe et vers l’Amérique.
Garante d’une ligne éditoriale indépendante elle souhaite que les militaires d’active de chacune des armées trouvent leur juste place dans ce vaste débat stratégique qui engagera notre avenir. ♦