Afrique - Quel avenir pour la Côte d'Ivoire ?
Longtemps réputée pour ses prouesses économiques et sa stabilité politique, la Côte d’Ivoire, au lendemain de la mort de son père fondateur — Félix Houphouët Boigny — est entrée dans une zone de turbulence. De fait, dotée d’une superficie de 322 462 kilomètres carrés, de plus de 15 millions d’habitants répartis en plus de 60 ethnies, 4 millions d’étrangers et 3 religions (musulmans : 39 %, chrétiens : 28 %, animistes : 17 %), la Côte d’Ivoire est aujourd’hui une véritable mosaïque culturelle, source à la fois de diversité et donc de richesse, mais aussi de rivalités, de tensions et de troubles.
Pendant ses 33 ans de règne, le « vieux sage », mort au pouvoir en 1993, avait réussi à tenir ce melting-pot hors du scénario catastrophe redouté depuis l’accession à l’indépendance en 1960, par des manœuvres parfois contestables. Ainsi, soufflant sur les bas instincts de la population, Houphouët Boigny avait toujours exalté le sentiment que les richesses nationales ne pouvaient être exploitées par des étrangers au détriment des Ivoiriens. La montée de la xénophobie, les confrontations ponctuelles (1958, 1969, 1993) ont été les conséquences de cette politique basée sur le tribalisme. Par ailleurs, malgré une alliance sans doute clientéliste entre Akan (ethnie d’Houphouët) et Nordistes contre ceux de l’Ouest, le Père de la nation n’a pas toujours bien récompensé ses alliés politiques. Les Nordistes, n’ont pas manqué, dès le début des années 1990, de dénoncer le traitement injuste réservé à leur région dans le développement économique, la répartition des postes politiques, les tracasseries subies pour obtenir des cartes d’identité nationales parce qu’on les assimilait trop rapidement à des étrangers Maliens ou Burkinabés. Cette frustration est également aiguisée par le traitement discriminatoire des religions. Ainsi, les musulmans, majoritaires dans le pays, ont mal accepté le traitement préférentiel accordé par Houphouët à la religion chrétienne, particulièrement évident avec la construction de la basilique de Yamoussoukro. L’accumulation de ces frustrations va, au lendemain de la mort du « vieux », créer une scission au sein du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) sur une base ethnico-régionale : une aile PDCI, repliée sur sa base Akan au pouvoir et une autre formée par le Rassemblement des républicains (RDR), majoritairement implanté dans le Nord. Malgré les scandales dont il a fait l’objet et contre vents et marées, Houphouët-Boigny avait balisé le chemin d’Henri Konan-Bédié en modifiant plusieurs fois la Constitution au point qu’on l’a longtemps considéré comme son fils naturel. En lui succédant après sa mort, Henri Konan-Bédié va s’atteler à éliminer toute personne susceptible de lui faire ombrage. Il décrète que son adversaire et leader du RDR — Alassane Ouattara — n’est pas un vrai Ivoirien, mais un Burkinabé, et doit en conséquence être écarté de la course à la magistrature suprême. Dès 1994, il introduit dans la Constitution une clause dite de l’« ivoirité », selon laquelle tout candidat à la présidentielle de 1995 doit « être ivoirien de naissance, de père et de mère, eux-mêmes ivoiriens de naissance ». L’affrontement des deux héritiers d’Houphouët-Boigny est à son paroxysme lorsque Robert Gueï, alors chef d’état-major des armées est limogé pour « complicité contre l’État » et mis à la retraite.
C’est dans ce climat d’attaques xénophobes, d’exode d’étrangers (novembre 1999), de crises économique et politique liées à la rhétorique de « l’ivoirité » que survient le coup d’État du 24 décembre 1999. Les jeunes gradés de l’armée ivoirienne, auteurs de ce coup de force, vont faire appel au général retraité pour « balayer la maison ». Trahissant ses objectifs initiaux, Robert Gueï va faire voter par référendum (adopté à plus de 86 %) le 23 juillet 2000, une nouvelle Constitution encore plus dure. Désormais, les objectifs du général sont clairs, « balayer la maison… et s’y installer ». Tout de suite, des voix s’élèvent pour dénoncer la mascarade et appellent à la révolte populaire pour chasser les militaires du pouvoir. Malgré ces attaques, la junte ne songera jamais à faire marche arrière.
L’élection présidentielle, plusieurs fois renvoyée, se tient finalement le 22 octobre 2000, après que la Cour constitutionnelle a disqualifié tous les candidats de poids pouvant gêner le général, à l’exception de Laurent Gbagbo, leader du Front populaire ivoirien (FPI). Les premiers dépouillements, bien qu’effectués dans des conditions douteuses ne tendent pas à la victoire de Robert Gueï qui deux jours après, s’autoproclame président élu avec 52,72 % des voix contre 41 % pour Laurent Gbagbo. Réagissant à ce « coup d’État électoral », ce dernier va demander à tous les militants de se dresser pour faire barrage à l’imposture, à tous les patriotes ivoiriens de prendre la rue jusqu’à ce que le droit soit reconnu et que Gueï recule. En quelques instants de petits groupes qui n’attendaient que ce mot d’ordre du parti, convergent vers le centre-ville pour « installer Laurent Gbagbo ». Malgré les morts, l’instauration de l’état d’urgence et le couvre-feu imposé par Robert Gueï, les opposants à la junte envahissent les rues d’Abidjan. Devant cette situation intenable, alors que les condamnations internationales se multiplient, le général et sa milice, « les brigades rouges », s’exilent.
Alors qu’il pensait s’être débarrassé d’un imposteur, Laurent Gbagbo fait face aux contestations des candidats (15 sur 19) exclus de la course présidentielle, et plus particulièrement celles émises par Alassane Ouattara qui estime « illégitime » la victoire du socialiste Gbagbo et réclame de nouvelles élections. Thèse soutenue par certains États (États-Unis, Nigeria, Afrique du Sud, Togo, etc.), avec d’autant plus de crédit que le taux d’abstention était singulièrement élevé, à hauteur de 53 %. Néanmoins, la Haute Cour ivoirienne a validé ce scrutin en installant Laurent Gbagbo comme président de la Côte d’Ivoire. Ce dernier, pour calmer les esprits, a déclaré souhaiter former un gouvernement d’union nationale avec la participation de tous les partis politiques ; proposition que la principale formation d’opposition (RDR) a décliné par la voix de son leader, Alassane Ouattara.
Dans cette situation qui ne laisse pas présager des lendemains meilleurs pour la Côte d’Ivoire, quels peuvent être les défis que le nouveau président aura à surmonter pour se maintenir au pouvoir ?
Les défis
Le premier résulte de l’abstention des musulmans à l’élection présidentielle, c’est-à-dire les partisans d’Alassane Ouattara. Après l’ancien président Henri Konan-Bédié qui avait commencé à diviser le pays avec son code de l’ivoirité, Robert Gueï a poursuivi et durci cette politique. Il y a aujourd’hui une fracture entre le Nord et le Sud, accentuée par les différences religieuses : le Nord est musulman, le Sud chrétien et animiste. Il y a là un risque réel de guerre civile, ce d’autant plus que le RDR a refusé de participer au nouveau gouvernement.
Le deuxième défi est celui de la réforme institutionnelle qui doit favoriser le développement de la démocratie, de l’État de droit, des libertés publiques. Or, l’assise politique de Laurent Gbagbo est très réduite et repose essentiellement sur son ethnie Bété qui va réclamer sa part sous forme de retombées financières et d’emplois publics. Ce président risque donc de s’enfermer dans un « clientélisme », peu propice à la réforme escomptée. L’apparition d’une nouvelle classe politique, capable de comprendre la nouvelle donne politico-sociale de la Côte d’Ivoire, de transcender les divisions ethnico-religieuses et les luttes identitaires, de s’attaquer à la corruption et la xénophobie et, mieux à même de travailler pour l’intérêt général propre au développement durable du pays est des plus nécessaires.
Le troisième défi concerne le développement économique et social. Laurent Gbagbo devra prendre des mesures efficaces pour relancer son économie, rétablir un climat de confiance pour les opérateurs économiques nationaux et les investisseurs étrangers, renouer avec les bailleurs de fonds internationaux. Le secteur social devra être restructuré dans son ensemble afin de lutter contre la paupérisation croissante de la population ivoirienne.
Le quatrième est celui du contrôle des forces armées, rongées par le tribalisme, la corruption et qui ont goûté aux délices du pouvoir. La fuite du général Gueï ne serait-elle pas un repli stratégique pour mieux reconquérir le pouvoir par la force ? En conséquence, Laurent Gbagbo devra effectuer une restructuration profonde des forces ivoiriennes en procédant à des mises à la retraite et à un contrôle rigoureux de la loyauté républicaine des soldats.
Le cinquième défi est celui de l’implication des puissances étrangères dans la crise ivoirienne. En effet, si l’on peut affirmer qu’avec la dévaluation du franc CFA en 1994, le poids de la France dans la région a beaucoup diminué, il n’en demeure pas moins vrai que Paris a encore son mot à dire sur la scène ivoirienne ne serait-ce que par le poids économique de ses ressortissants (25 000 environ) dans le pays. D’autres puissances régionales telles que le Nigeria et l’Afrique du Sud ont réclamé de nouvelles élections après la fuite du général Gueï, ce qui laisse penser que la légitimité du président Gbagbo n’est pas acceptée par ces grands voisins. Laurent Gbagbo devra donc opérer une diplomatie de charme pour se faire accepter dans la communauté régionale et internationale.
De sa capacité à trouver des solutions à ces défis dépendra son avenir politique propre et à la Côte d’Ivoire d’éviter la catastrophe qui plane sur elle depuis les derniers événements et peut-être alors de retrouver, avec la stabilité politique, la prospérité économique. ♦
NDLR. Cette chronique a été rédigée avant que la cour constitutionnelle ivoirienne ne rejette la candidature d’Alassane Ouattara aux élections législatives du 10 décembre 2000. Les émeutes qui ont suivi cette décision, contestée par le RDR, ont fait une vingtaine de morts et conduit le président à prendre des mesures exceptionnelles, qui ont permis aux élections de se dérouler dans un calme relatif.