Gendarmerie - Des règles de répartition de compétence entre police et gendarmerie : le maintien de l'ordre
Alors que le dualisme du système policier français s’explique par le développement séparé, par-delà l’unification politico-administrative opérée dès l’Ancien Régime, de la France rurale et de la France urbaine, chacune de ces deux composantes de la société française ayant sécrété et modelé, avec la gendarmerie et la police, sa propre institution policière, le domaine du maintien de l’ordre relève davantage, pour ce qui est de cette logique dualiste, des circonstances et, plus particulièrement, des conséquences directes du désastre de 1940. En effet, si la création, au début des années 20 (1), de la gendarmerie mobile s’inscrit dans un mouvement d’ensemble, la mise en place des CRS (2) revêt, quant à elle, un caractère pour ainsi dire accidentel, même si, il faut bien le dire, la logique de professionnalisation, qui transparaît dès les réformes commencées au début du siècle par le préfet Lépine, aurait probablement conduit à l’apparition, au sein des corps urbains de police, de forces spécialisées qui, à terme, se seraient scindées, à l’instar de la police judiciaire, du domaine généraliste de la sécurité publique, pour donner naissance à une composante propre et autonome de l’institution policière.
Qu’il s’agisse de la police ou de la gendarmerie, cette spécialisation organique et fonctionnelle est toutefois limitée à deux niveaux : d’une part, les unités de gendarmerie départementale et les polices urbaines peuvent mettre sur pied, de manière occasionnelle, des formations destinées à participer à des opérations de maintien de l’ordre, sous la forme respectivement de pelotons de gendarmerie de réserve ministérielle (PGRM) et de compagnies de district ou d’intervention ; d’autre part, les escadrons de gendarmerie mobile et les CRS exercent, outre les services se rapportant au maintien et au rétablissement de l’ordre, des missions de surveillance et de sécurité (dispositifs de « fidélisation ») au profit ou en renfort des autres forces de police et de gendarmerie.
De par son état militaire, la gendarmerie mobile présente dans l’accomplissement de sa mission de maintenir l’ordre certaines caractéristiques au regard des forces civiles intervenant concurremment dans ce domaine. Le principe sans cesse réaffirmé en ce domaine n’en est pas moins que la gendarmerie mobile et les CRS constituent une réserve générale à la disposition du gouvernement, susceptible d’intervenir sur l’ensemble du territoire. Ainsi, l’instruction commune du 18 juin 1992 relative à l’emploi de ces forces mobiles a-t-elle précisé que, sous réserve de tenir compte de facteurs pouvant orienter la demande de l’une ou de l’autre force (zone dans laquelle doit se dérouler l’opération, impératifs organisationnels, environnement local), « l’autorité civile peut, pour le maintien de l’ordre, avoir recours indifféremment aux forces mobiles de la gendarmerie nationale ou de la police nationale ».
Cette règle consacrée par le droit et la pratique ne fait toutefois pas obstacle à l’existence d’un principe de gradation d’emploi. Dans le cas de crise grave, d’insurrection ou d’action subversive, la gendarmerie est en mesure de contribuer efficacement, par le caractère militaire de ses moyens, au rétablissement de l’ordre. Pour l’accomplissement de ses missions, cette institution s’est vu attribuer, à côté des équipements propres au maintien de l’ordre également en dotation dans les CRS, tout un arsenal de moyens militaires. Si la possession d’équipements et d’armements militaires est manifestement justifiée par le rôle de la gendarmerie dans la défense nationale (notamment en cas de mise en œuvre de la défense opérationnelle du territoire), de tels moyens peuvent malgré tout être utilisés, de manière dissuasive ou bien alors en raison de leur puissance de feu, en cas de circonstances exceptionnelles.
Dans les opérations de maintien et de rétablissement de l’ordre, les escadrons de gendarmerie mobile peuvent d’ailleurs engager des véhicules blindés, la décision d’emploi de ce type de moyens relevant du Premier ministre ; quant aux préfets de zone, ils ont délégation permanente pour requérir l’emploi d’un peloton de véhicules blindés à roues de la gendarmerie.
De par sa position particulière, la gendarmerie assure ainsi la continuité entre la sécurité extérieure et intérieure, en étant en mesure de participer, conjointement ou simultanément, à des opérations de police menées contre des éléments subversifs et à des combats terrestres engagés contre des formations ennemies. Ainsi est assurée une continuité entre les actions policière et militaire dans le cas où la frontière entre ces deux types d’actions serait difficile à fixer avec exactitude. Ce principe de continuité permet alors d’éviter ou, plus exactement, de différer, en la rendant ultime, l’intervention des forces armées dans les opérations de maintien de l’ordre.
Ce principe de gradation d’emploi est lié au caractère exceptionnel de l’utilisation de forces militaires dans le maintien de l’ordre. En effet, compte tenu de leur vocation et de leurs moyens, les forces militaires ne peuvent être employées qu’en second lieu, dans le cas où l’intervention des forces civiles ne serait pas suffisante pour rétablir l’ordre. Dans sa dimension normative, ce principe est alors la traduction d’une jurisprudence constante de la juridiction administrative, selon laquelle les mesures de police administrative doivent être proportionnées à la gravité des menaces de trouble. Dans ce double système de forces spécialisées dans le maintien de l’ordre, l’intervention concurrente de la gendarmerie mobile et des CRS a alors conféré à ce principe une dimension toute particulière. En effet, il est opéré, dans la logique et la pratique du maintien de l’ordre, une répartition fonctionnelle selon la gravité du trouble et l’ampleur de la riposte à mettre en œuvre. Si dans les situations de troubles ordinaires (manifestations ou attroupements avec un usage limité de la violence), il est possible d’envisager indifféremment l’intervention des CRS ou des gendarmes mobiles, les situations de troubles extraordinaires (attroupements armés ou avec un usage important de la violence) semblent nécessiter l’intervention formalisée — la mise en action des forces supposant la délivrance par l’autorité civile d’une réquisition — et mieux adaptée — avec le recours possible à des moyens militaires — des formations de gendarmerie mobile.
Selon les dispositions de l’instruction interministérielle du 9 mai 1995 (3), la gendarmerie ne participe aux opérations de maintien de l’ordre qu’en raison de son appartenance aux forces armées. Cette intervention se trouve régie par le principe fondamental du partage des responsabilités dans les opérations de maintien de l’ordre entre l’autorité civile et l’autorité militaire. Ainsi, si l’autorité civile est seule responsable de la mise en œuvre des forces, l’autorité militaire demeure, quant à elle, responsable de l’exécution de la mission assignée au moyen d’une réquisition par l’autorité civile. Fondée sur le principe de la subordination juridique et politique de la force armée, la responsabilité de l’autorité civile dans le maintien de l’ordre traduit la persistance de la méfiance à l’égard de toute « dérive prétorienne ». La procédure particulière prévue par l’instruction commune du 18 juin 1992 a été reprise dans l’instruction (art. 29), la réquisition de forces mobiles ne pouvant intervenir seulement après que l’autorité civile a été informée du nombre et de la nature des unités mises à disposition, de manière à assurer ainsi un emploi équilibré des escadrons de gendarmerie mobile et des compagnies républicaines de sécurité.
Quelque peu occulté par la tendance à la pacification des mouvements de contestation sociale, ce principe de gradation d’emploi, observé ces dernières années lors de certains épisodes de troubles insurrectionnels (événements de Nouvelle-Calédonie en 1988 et de Polynésie en 1995), confère à la gendarmerie le statut d’ultime rempart de l’État, avant, bien évidemment, l’intervention des armées, qui ne peut être envisagée, dans les troubles intérieurs que dans des circonstances exceptionnelles. ♦
(1) À l’initiative du colonel Plique, nommé le 29 octobre 1920 au poste nouvellement créé de directeur de la gendarmerie, le projet de constituer une force de gendarmerie spécialisée dans le maintien de l’ordre, qui avait déjà fait l’objet de discussions et de controverses avant-guerre, devint une réalité juridique avec le vote de la loi du 22 juillet 1921. Cette loi de finances (article unique), adoptée sans débat et passée inaperçue à l’époque, accordait à la gendarmerie les moyens budgétaires nécessaires à la mise sur pied de « pelotons mobiles de gendarmerie ».
(2) Les compagnies républicaines de sécurité ont été constituées après la dissolution, à la Libération (ordonnance du 8 décembre 1944) des groupes mobiles de réserve (GMR), forces civiles mises en place par le régime de Vichy (loi du 23 avril 1941) afin de pallier l’impossibilité d’utiliser, de par les termes de la convention d’armistice, des forces militaires dans les opérations de maintien de l’ordre.
(3) Cf. « Nouvelle instruction sur la participation des forces armées au maintien de l’ordre », Défense Nationale, chronique « gendarmerie », novembre 1995.