Dictionnaire de stratégie
En 1998 paraissait, aux éditions Perrin et avec le concours de la Fondation pour les études de défense, un Dictionnaire de stratégie militaire signé Gérard Chaliand et Arnaud Blin (1). Voici un nouveau dictionnaire du genre, réalisé cette fois avec l’aide de l’Institut français des relations internationales. La matière est si riche qu’on ne se plaindra pas de ce redoublement.
C’est dans l’avant-propos de Thierry de Montbrial, et dans l’article Stratégie, qu’on lui doit, que l’on cernera le mieux l’esprit de cette courageuse entreprise. Qu’est-ce que la stratégie, et quel est son domaine ? À la première question, le directeur de l’Ifri donne, après bien d’autres, sa réponse : « Science, ou art, de l’action humaine finalisée, volontaire et difficile ». Sans doute, et nous voici déjà à la deuxième question, jugera-t-on le mot difficile un peu faible pour caractériser l’action militaire ? C’est que Thierry de Montbrial travaille patiemment à étendre le domaine stratégique, et d’abord dans son jardin personnel, économique comme l’on sait. Bien qu’il voie dans « l’entrepreneur schumpétérien » une sorte de général, il reconnaît que l’extension tous azimuts de la stratégie est une visée prématurée ; mais elle reste pour lui un espoir. On peut ne pas le suivre, et souhaiter que subsistent, à l’écart de la compétition stratégique, quelques îlots paisibles. Au reste, cette digression faite, Montbrial en revient à la bonne vieille stratégie politico-militaire, plus assurée. C’est au chapitre Décision et stratégie qu’il apporte sa contribution la plus… décisive. Elle est rien moins que rassurante. Les acteurs de la stratégie — ou de l’histoire, c’est tout un — changent de nature sous nos yeux ; pis, les responsables deviennent indiscernables. Les chefs d’État, entourés « d’usines à décision », enregistrent plus qu’ils ne décident ; instituts de recherche et groupes de pression concurrencent leur pouvoir. L’intérêt national devient une notion floue cependant qu’Otan et Onu jouent leur partie sur un terrain sans arbitre. L’avenir n’est pas rose !
Juste hommage rendu au directeur, on ne peut, dans le corps d’un tel livre, que picorer. Jean Klein, maître d’ouvrage, paie de sa personne en traitant du désarmement. L’amiral Duval se charge de l’arme nucléaire et de la gestion des crises, le général Forget de la guerre aérienne, Georges-Henri Soutou de l’ordre européen, l’amiral François Caron des principes de la guerre et de leur heureuse inanité, Christian Malis des ambiguïtés clausewitziennes, Hans Stark de la
Yougoslavie. Hervé Coutau-Bégarie fournit maintes contributions. Gabriel Robin nous offre, sur la diplomatie, un morceau qui est un vrai bijou.
Attardons-nous un instant avec Pierre Dabezies, qui traite d’action psychologique, de guérilla, de guerre révolutionnaire, de terrorisme. C’est un incontestable spécialiste de cet ensemble, dont l’Algérie est, pour nous, le point douloureux récemment ravivé. Pierre Dabezies a là-dessus des idées nettes. Sa critique de l’action de nos militaires face au FLN est virulente. Non sans raison, il souligne ce que l’imitation des techniques du Viet-Minh avait ici de dérisoire ; mais, à tort pensons-nous, il minimise le rôle de l’idéologie dans la guerre révolutionnaire authentique. Si, comme il le dit fort bien, la guerre révolutionnaire, c’est d’abord celle de notre Révolution, celle-ci a fait école ; des disciples impitoyables ont mené sa logique à terme ; c’est elle qui, par un effet boomerang, nous a, en Indochine comme en Algérie, sauté à la gorge.
Michel Fortmann nous parle de la guerre, « entrée » majeure, et de sa définition controversée. Si l’on s’en tient à la claire proposition de Bouthoul « conflit armé se déroulant entre les forces militaires de deux unités politiques indépendantes », la guerre n’a point d’avenir. Une définition plus large pourrait la sauver. Quoi qu’il en soit, conclut l’auteur, la guerre n’est plus ce qu’elle était.
Dernier article que nous sélectionnons, car son titre fait problème : la culture de guerre. Que l’on traite de la vision qu’ont de la guerre Américains (Arnaud Blin), Arabo-musulmans (Jean-Paul Charnay), Asiatiques (Valérie Niquet), Français (André Martel), ou Soviétiques (Jacques Sapir), c’est fort bien et chacun des auteurs réussit parfaitement son exercice. Mais baptiser culture ladite vision, c’est adopter la mode qui met la culture à toutes les sauces, culture d’entreprise, du rugby, du rap ou du Coca-Cola. En un excellent survol historique, Étienne de Durand met en lumière l’abus de mot. Dans la façon de considérer la guerre, l’opposition entre Moyen Âge ou XVIIIe siècle d’une part, époque moderne d’autre part, est essentielle. Dans le premier cas, il s’agit non d’une « culture de guerre », mais d’une application de la culture du temps aux pratiques guerrières ; dans le second, d’une mise à l’écart de la culture pour laisser libre cours à la guerre.
On aurait tort de voir dans ces réflexions la marque d’un jugement défavorable. C’est le contraire qui est vrai. L’ouvrage, indispensable au spécialiste comme à l’honnête homme, est bien plus qu’un dictionnaire de référence. À chaque page, il donne à penser.