Dictionnaire de la Pensée stratégique
La stratégie serait donc un sujet qui intéresse de plus en plus les chercheurs de haut niveau, puisque, successivement, viennent d’être publiés : chez Economica, le monumental Traité de Stratégie d’Hervé Coutau-Bégarie, que nous avons eu le privilège de présenter aux lecteurs de cette revue (1) ; puis, aux Presses Universitaires de France, un Dictionnaire de Stratégie rédigé sous la direction de Thierry de Montbrial et Jean Klein. Et aujourd’hui, François Géré, directeur scientifique de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), met à notre disposition ce Dictionnaire de la Pensée Stratégique, édité chez un grand professionnel du dictionnaire. Alors, pourquoi cet afflux subit de documents de base sur la stratégie, et ces trois ouvrages ne risquent-ils pas de faire plus ou moins double emploi ? Telles sont les questions préalables qu’il nous paraît légitime de se poser.
À la seconde, nous répondrons tout de suite par la négative. Un traité, nous avait en effet rappelé Hervé Coutau-Bégarie dans son introduction, se propose de « couvrir tout le champ de la discipline qu’il va analyser » ; et, pour lui, il s’agissait de celui de la stratégie au strict sens militaire du terme, puisque son ouvrage est la synthèse du « cours d’introduction à la stratégie » qu’il a professé depuis cinq ans au Collège interarmées de défense. Quant au Dictionnaire de Stratégie de l’Institut français de relations internationales (Ifri), il s’agit d’un ouvrage collectif puisqu’y ont contribué quelque 70 coauteurs ; et son propos est de nous rappeler aussi bien les faits et les personnalités qui ont marqué l’évolution des concepts de la stratégie, que ces concepts eux-mêmes. Or, de son côté, le dictionnaire de François Géré est une œuvre à peu près uniquement personnelle, et qui est consacrée pour l’essentiel aux concepts de la stratégie, comme son titre le souligne d’ailleurs clairement.
Mais se posait alors pour ce dernier une autre question, à savoir dans quelle mesure admettrait-il la dérive que l’on constate actuellement dans l’usage, dans toutes les disciplines, du vocable « stratégie » ? Ou allait-il s’en tenir au sens traditionnel, à savoir : l’emploi (ou la menace d’emploi) de la force militaire pour atteindre les objectifs de la politique ? Constatons alors qu’à cette dérive il n’a pas succombé, puisque dans sa brillante présentation François Géré a souligné au contraire « la nécessité de replacer la stratégie à sa source » : à savoir « le conflit sur lequel plane la possibilité de recourir à la force physique organisée ». Notons que le même dilemme, et de façon encore plus pressante, se posait aux directeurs de l’autre dictionnaire, celui de l’Institut français des relations internationales, puisque ces relations sont de plus en plus dominées par leurs aspects économiques et que le directeur de l’Ifri est, comme l’on sait, un économiste éminent. N’apprend-on pas, au moment où nous écrivons ces lignes, que le nouveau président des États-Unis a décidé de désigner son conseiller en économie pour faire partie du National Security Council ? Il est vrai que le jour même où il annonçait cette nouvelle, l’International Herald Tribune titrait en première page : « L’économie est imprévisible : ses experts n’ont pas été capables de prévoir les neuf dernières récessions » !
Demeure ainsi sans réponse claire la première des questions que nous posions au début de cette présentation : pourquoi cet engouement nouveau pour la stratégie, s’agit-il, en définitive, d’essayer d’en faire la science des rapports de force dans tous les domaines, et par suite de succomber à la tentation que nous venons de dénoncer ? Nous ferions alors probablement la constatation, comme nous l’avions fait il y a bien longtemps au cours d’un séminaire réunissant des experts en stratégie militaire (« stratégistes ») et chefs d’entreprise, organisé avec Henri Guitton — le frère du philosophe —, (économiste lui aussi éminent à l’époque), que si les vocabulaires peuvent être les mêmes dans nos disciplines respectives, ils désignent en fait des réalités très différentes. Mais nous avions aussi constaté que cette confusion dans les vocabulaires avait cependant le mérite d’exciter la réflexion dans les deux disciplines, et par suite pouvait leur permettre d’affiner leurs concepts respectifs, et peut-être même d’en faire surgir de nouveaux qui pourraient être porteurs d’avenir.
En tout cas, le mérite premier de ce renouveau de la documentation de base concernant la stratégie, dans son sens traditionnel, sera de « rendre le public français plus réaliste et plus circonspect en matière de défense », comme l’a souligné un commentateur prestigieux du « dictionnaire de l’Ifri », après avoir noté que la « stratégie, science des rapports de force, exige la maîtrise de plusieurs disciplines : art de la guerre, histoire, diplomatie, économie », ouvrant ainsi la porte à l’élargissement du concept évoqué plus haut. Mais, dans l’immédiat, ces ouvrages en mettant à notre disposition l’expérience passée des « stratèges » (les acteurs) et des « stratégistes » (les penseurs), ne peuvent que contribuer à ce « renouvellement de la pensée stratégique, appliqué en priorité à l’Europe de la défense, voire à la défense de l’Europe le moment venu », qu’a appelé de ses vœux le président de notre Comité d’études de défense nationale, dans son éditorial de la livraison de cette revue qui a inauguré le nouveau millénaire.
Tous les ouvrages dont nous venons de commenter la naissance constituent, à cette fin, une bonne « boîte à outils » comme aurait dit notre maître, l’amiral Castex, « le stratégiste » par excellence. ♦