La stratégie dite à Timoléon
« Maître » Le Borgne est académicien et peut donc se permettre, sans heurter les censeurs qui redoutent toute fantaisie dans la forme, non pas de traiter de sujets légers (encore qu’il en soit sans doute capable) mais de traiter avec légèreté de sujets sérieux. C’est à cette activité qu’il consacre depuis plus de dix ans sa culture et son talent qui, l’une et l’autre, sont grands et reconnus.
Il a choisi ici, ce n’est pas la première fois, la forme socratique du dialogue qui permet, sous couvert de l’ignorance et de la naïveté supposées d’un interlocuteur, de rappeler quelques évidences oubliées, de procéder à quelques mises au point et de laisser filtrer quelques réflexions insolentes éloignées du prêt-à-porter de la pensée unique que le devoir de réserve interdit de mettre à mal trop ouvertement.
L’instruction du jeune et peu conformiste Timoléon, bien loin de l’agora, se déroule rive gauche et pour l’essentiel dans un établissement plus réputé pour son punch coco que pour le grand crème et la menthe à l’eau que commande sous nos yeux un ancien d’une coloniale bien affadie. Elle nécessite, avant la pirouette finale fort amusante, pas moins de trois parties et vingt-trois chapitres. La consultation de la table des matières et de ses titres plutôt hermétiques, préalable obligé pour le lecteur consciencieux, renseigne peu ce dernier sur une progression qui lui apparaîtra plus tard — rassurons-le — beaucoup plus clairement. En fait, dans l’apparent dédale d’une conversation à bâtons rompus, interrompus d’ailleurs par des réflexions inattendues voire accrocheuses, des incidents mineurs et l’entrée en scène fugitive de représentantes du sexe faible (« les culottes à Suzie » !) l’auteur suit imperturbablement son chemin. Commençant par liquider les sujets classiques qui occupèrent les esprits pendant un demi-siècle, il passe ensuite aux menaces et problèmes actuels, avant d’élargir grandement le champ de la stratégie dans une apparente divagation débouchant sur une description acerbe de notre société, de ses tabous et des modes qui y règnent. Et comme l’exercice se révèle délicat, l’astuce consiste à agir à front renversé en laissant à ce Timoléon bien pratique, présenté initialement comme l’archétype de l’héritier soixante-huitard, le soin de se transformer brutalement en tenant de l’ordre moral.
Selon son expérience et son tempérament, chacun pourra s’étonner, comme il est normal devant un panorama aussi ambitieux, de certaines affirmations, par exemple l’impossibilité d’un « retour moderne à la guerre limitée », la victoire en Algérie « gagnée par les unités de l’intérieur » ou la disparition de la guerre révolutionnaire une fois « l’URSS disparue ». On pourra également ne pas être totalement convaincu par la critique d’Huntington. Toutefois, il est vrai que Le Borgne se cuirasse au moyen de fréquentes références qui sont autant de coups de chapeau corporatistes aux confrères, Poirier en tête. Que de pensées sages, bonnes à dire et à répéter : sur la « confortable dichotomie » du temps de la guerre froide avec le « chaos exemplaire » régnant au Sud ; sur l’avenir de l’Otan (« alliance contre X ? ») ; sur la recherche du « méchant… coupable exemplaire » poursuivie dans « l’anonymat de l’Onu » et sur le fatras de définitions couvrant aussi bien la « stratégie de compassion » que la « violence humanitaire que nous impose la littérature contemporaine » ; sur les méthodes américaines cherchant à faire « disparaître l’aléatoire » et à « maîtriser sans toucher » ni « se trouver aux prises avec la chair soldatesque »…
Ce serait bien entendu une erreur que de prétendre, abusé par un ton inhabituel en la matière, se contenter de parcourir d’un œil distrait cette dernière production du « professeur » Le Borgne. L’allure faussement simple nous fait penser à des titres auxquels nous nous sommes attelés jadis en des moments de loisir, comme « la radio, mais c’est très simple » ou encore « le calcul intégral facile et attrayant » (sic). La lecture de cet ouvrage riche demande une attention soutenue. Moyennant cet effort, les lignes directrices apparaissent nettement et, comme après Iéna, « le voile se déchire ». ♦