De la rue d'Ulm au Chemin des Dames
Ou comment Jacques Thibault devient Charles Péguy ! On assiste ici à la métamorphose stupéfiante (pour notre époque) d’un jeune et fin normalien, féru de poésie antique et un brin libertaire, en impétueux chef de section d’infanterie tombant l’arme au poing à l’assaut de la butte de Tahure. Le parcours est restitué au long de centaines de lettres de sa main. Sans fax ni e-mail, on rédigeait alors des missives soignées, aussi bien depuis une turne d’étudiant qu’au fond d’une tranchée boueuse. On sait que les combattants de 1914, dans d’invraisemblables conditions, s’exprimaient par courrier ou sur leurs carnets de route. Il existe ainsi des fonds de valeur documentaire indéniable dans bien des greniers familiaux, mais celui qui est exploité ici est particulièrement riche et émouvant. Il a fait l’objet d’une « recherche respectueuse » de la part du docteur Claire Jacquelin, proche descendante et professionnellement experte en analyse des sentiments humains. S’effaçant derrière son sujet, laissant le lecteur libre de découvrir au fil des pages une remarquable combinaison d’enthousiasme, de sollicitude et d’humour décapant, elle se contente de commentaires brefs, mais éclairants, permettant de planter le décor, puis de faire périodiquement le point.
La photo révèle un regard pénétrant derrière le lorgnon et complète l’image de cet intellectuel éloigné de toute violence, mais « aux idées avancées ». Depuis sa Bourgogne natale et après le passage rue d’Ulm dans l’ambiance parisienne de la Belle Époque, où on fait le coup de poing contre « ces pauvres crétins de l’Action française », notre héros s’installe professeur de province face à des élèves « pleins de déférence… doux comme des brebis ». Il éprouve un « goût passionné à vivre chez lui » au milieu de ses livres, entre sa femme et son petit garçon, mais la générosité (plus à coup sûr que l’ambition politique) le pousse à 28 ans à la mairie de Quimper à la tête d’une sorte de gauche plurielle avant la lettre. Voici l’homme qui, bien que réformé, s’engage comme deuxième classe dès le début de la Grande Guerre. Après le baptême du feu à la Marne, il passe as de la mitrailleuse, « fait rôtir sa part de viande à la pointe de sa baïonnette », gagne peu à peu du galon, découvre au combat un « plaisir d’homme primitif » et casse du Boche avec « jubilation ». On se doute bien que ceux d’en face ne sont pas à la noce, mais ces gens sont « d’une bassesse ignoble… ont des têtes de bandits et de crétins » ; les prisonniers entrevus sont « une vraie vermine… grotesques, terreux, filasses et l’air mauvais ». Pan sur les compatriotes de Goethe et de Joschka Fischer !
Il ne peut être question pour nous d’entrer après Dorgelès et ses émules dans le détail de la vie et de la mort du fantassin englué dans « l’humble misère » de son infâme gourbi sous l’abrutissant déluge des obus et des mines. Il reste que certaines descriptions sont d’un réalisme hallucinant. On se bornera à relever quelques points particuliers : la facilité avec laquelle l’agrégé, tout en lisant Gérard de Nerval au fond de sa sape, se sent poilu parmi les poilus, goûte les « joies élémentaires » comme celle de fumer « une bonne pipe », et admet avec indulgence la promiscuité inhérente à la « sainte démocratie » ; l’esprit de corps, qui fait de lui un inconditionnel de ces Bretons « au moral granitique… résignés, patients, héroïques » ; enfin, ce qui nous a personnellement beaucoup frappé, l’évolution des mentalités. En 1916, le triomphalisme du début a disparu, la guerre s’installe et devient « un métier qu’on se pique de faire proprement », en bon ouvrier, lucide, vivant à court terme (« avoir devant soi deux bonnes semaines d’existence, c’est beaucoup par les temps qui courent »). En 1917, malgré l’échec d’avril (« on a un peu sévi, beaucoup cédé, et tout est rentré dans l’ordre ») et le lâchage de ces « abrutis de Russes », on a l’impression que la victoire ne peut plus échapper. Pétain vient parler au troupier « avec simplicité et bon sens » ; la supériorité aérienne est manifeste, les Américains vont arriver et le professeur se voit déjà effectuer au lycée la prochaine rentrée.
Le lecteur pourrait être tenté de considérer que la première partie d’une centaine de pages alourdit l’ouvrage et nuit à son homogénéité. Ce serait commettre à notre avis un contresens ; à l’évidence, Claire Jacquelin a voulu en effet insister sur les relations personnelles et familiales, car c’est là que gît l’originalité majeure du livre. Si les échanges épistolaires avec l’épouse n’ont pas été retrouvés, les destinataires habituels sont les parents et les membres d’une nombreuse fratrie, le ton et le style étant adaptés à chaque correspondant, tout en sachant bien que la lecture sera le plus souvent « partagée ». Même si les termes sont édulcorés et vont jusqu’à l’exagération satirique dans des descriptions bucoliques, la relation au père est essentielle ; il s’agit pour l’aîné des fils, lauréat universitaire, de s’affirmer en tant qu’homme, de forcer la nature. La mère est rabrouée dans son effort pathétique d’éloigner ses fils de tout volontariat non indispensable, mais sa mort rend le noyau familial inconsolable ; car deux frères plus jeunes sont également au front. Derrière l’affection des échanges fraternels se sent une rivalité inavouée. On se moque de la grandiloquence des textes de citations, mais il en est beaucoup question et on en est aussi fier que de la croix sur le tablier d’écolier.
L’honneur et le patriotisme sont des mots toujours présents, quitte à en parler avec désinvolture. Le 11 novembre, le père pavoise la maison, un mois après la mort de son fils qui écrivait : « Il faut ramasser cent ans de fierté pour nous et nos petits » (la « der des der »), et qui déclarait sous la mitraille : « Un Jacquelin ne se gare en présence de personne ! » Le lettré pacifique s’était mué en Cyrano. ♦