6 février 1934
Le 6 février, « une des déchirures majeures de la IIIe République… la fin de l’après-guerre, le début d’un avant-guerre ». Pierre Pellissier, dont le souci de précision, l’honnêteté dans l’exploitation des sources et le talent de narrateur ont déjà assuré le succès d’une quinzaine d’ouvrages, s’est attelé, à la fois en historien et en reporter, au récit détaillé de cette soirée… ou plutôt de cette « semaine de folie », car le 6 est indissociable de la riposte du 12, elle-même à l’origine du mouvement qui allait gommer les effets du congrès de Tours et faire éclore le Front populaire. Il peut paraître déplaisant à un auteur de se voir comparé à un confrère ; osons dire toutefois — et c’est loin d’être une critique — que le style et la façon de faire revivre les événements rappellent un peu Arthur Conte.
Selon la formule consacrée, toute ressemblance avec d’autres situations connues serait bien entendu fortuite et c’est assurément sans arrière-pensée que Pellissier décrit l’accumulation des scandales politico-financiers culminant avec l’affaire Stavisky, ainsi qu’une droite « victime de ses éternelles divisions et de sa perpétuelle guerre des chefs ». D’ailleurs, de nombreux éléments sont d’une autre époque : les communiqués par voie d’affiches rédigés sur un ton déclamatoire, la diffusion des nouvelles et des proclamations par la presse écrite en l’absence de moyens de transmissions mobiles et… l’arrivée de renforts de police par le métro ! D’autres sont tout à fait contemporains : les conséquences de la crise mondiale de 1929, le poids des anciens combattants soucieux de ne pas se faire « voler leur victoire », des leaders charismatiques à droite comme Maurras ou « Casimir » de La Rocque entourés de polémiste de grand talent comme Léon Daudet et de porte-drapeaux prestigieux comme Real del Sarte ; enfin la personnalité étonnante du préfet de police Chiappe, idole pour les uns, épouvantail pour les autres, dont l’aura dépasse de loin le niveau de sa fonction : c’est ainsi que trois jours avant le drame, une délégation parlementaire se déplace auprès de lui pour sonder ses intentions ! Bref tous les ingrédients sont réunis pour la levée des « orages désirés ».
Le 6 février, c’est une bataille pour un pont, celui de la Concorde, devenu pour un temps un « chaudron infernal » ; bataille comportant des vagues d’assaut successives refoulées par un service d’ordre hétérogène mené par des chefs aux attributions imprécises. Malgré les efforts de notre auteur, il reste difficile d’opérer le partage entre la réalité et la légende, les billes d’acier, les rasoirs, les provocateurs, le rôle trouble des communistes… La commission parlementaire chargée de faire la lumière s’est cassée les dents lorsqu’est venu « le temps des questions » : qui a ouvert le feu ? Les sommations réglementaires ont-elles été faites ? Pétards ou tirs à balles ? Armes automatiques ou pas ? Part de l’alcool dans le comportement ? Des noms de chefs militaires sont cités en arrière-plan : Pétain, Lyautey, Weygand, tandis qu’entre en scène à plusieurs reprises un certain lieutenant-colonel nommé de Lattre de Tassigny. Une fois de plus apparaît la fragilité des témoignages. Il reste les morts sur le pavé, tous civils, d’indéniables brutalités policières, l’absence d’unité de commandement et un ministre de l’Intérieur à la conduite ambiguë. Pierre Pellissier n’est-il pas trop définitif en affirmant que de ce jour « la réconciliation des Parisiens avec leur police sera à tout jamais impossible » ? Une conclusion importante se dégage en tout cas nettement : un mécontentement général a rassemblé une masse de manifestants désireux de clamer leur colère, mais sans projet révolutionnaire prémédité. On voulait en majorité semble-t-il condamner un type de gouvernement, assainir des pratiques politiques, mais non renverser le régime républicain.
Le 6 février comme si vous y étiez, tragicomique : les états d’âme du « taureau du Vaucluse » (pas trop abîmé par l’auteur), Frédéric-Dupont « mordu par un agent », le poste de secours de la brasserie Weber, une ambiance d’intrigues, de fausses nouvelles, de dîners en ville et de rencontres clandestines dans les arrière-salles. Un Vendémiaire sans Bonaparte avec l’obélisque dans le rôle des marches de Saint-Roch. Un dernier conseil au lecteur qui ne serait pas un familier du VIIIe arrondissement : se munir d’un plan de Paris, précaution classique lorsqu’on entend suivre le déroulement d’une bataille. ♦