La grande peur du nucléaire
Marie-Hélène Labbé, maître de recherches à l’Institut français de relations internationales (Ifri), fait partie du club relativement restreint des experts du nucléaire tant civil que militaire. Ayant déjà proposé des études fort judicieuses notamment sur la prolifération nucléaire, elle fait le point sur les relations aujourd’hui complexes qu’entretiennent les opinions publiques avec l’atome où les phantasmes, les incertitudes et l’ignorance occultent le débat que peut et doit légitimement susciter le nucléaire.
L’aventure atomique, entreprise à la fin du XIXe siècle, a été considérablement accélérée par sa dimension militaire lors de la Seconde Guerre mondiale et le projet Manhattan a permis aux États-Unis de devenir la première puissance nucléaire et de conserver un leadership sur la question, y compris lorsque l’Union soviétique était au faîte de sa puissance. La nature essentiellement militaire de l’atome a eu alors pour conséquence directe d’entourer le nucléaire d’un culte du secret, utile dans sa dimension militaire, mais conduisant à des impasses et à des blocages psychologiques dans l’opinion, notamment pour l’emploi visant à la production d’énergie électrique.
Ainsi, l’auteur considère qu’il existe deux « traumatismes fondateurs ». Hiroshima constitue le premier, dont l’ampleur brutale a d’emblée donné une dimension apocalyptique à l’arme nucléaire et donc a limité son emploi à la dissuasion stratégique, introduisant même le concept paradoxal de non-emploi. Le deuxième, plus récent, est l’accident majeur, en avril 1986 de la centrale électronucléaire de Tchernobyl. L’incapacité des Soviétiques à maîtriser la catastrophe, l’absence totale de transparence de l’information, y compris en Europe de l’Ouest, et les conséquences encore inconnues de la radioactivité résultante ont créé une peur qualifiée par Marie-Hélène Labbé de « citoyenne » devant le nucléaire civil. En effet, paradoxalement, alors qu’il s’agit de l’industrie certainement la mieux contrôlée, du moins pour l’Occident, l’opinion publique manifeste une crainte, parfois peu fondée, où la rationalité est souvent absente.
Cette « peur citoyenne » englobe trois aspects très distincts mais complémentaires : la sûreté des réacteurs, bonne conceptuellement en Occident, mais qui reste aléatoire principalement en Russie et dans les pays d’Europe de l’Est en raison de choix techniques « accidentogènes » ; les transports de déchets, très médiatisés lorsqu’il s’agit de transports internationaux ; et enfin la gestion des déchets, avec la question non tranchée entre le stockage et le retraitement. On sait que cette dernière méthode permet la production de plutonium dont l’usage est avant tout militaire. Aujourd’hui, les stocks disponibles suffisent largement à couvrir les besoins en renouvellement des armes nucléaires. En France, la Cogema, avec son usine de la Hague dans le Cotentin, dispose d’un savoir-faire unique, mais qui est très contesté, en particulier par les mouvements écologistes. Selon l’auteur, il est clair que les choix concernant l’avenir du nucléaire civil méritent un véritable débat qui ne se limite pas, comme actuellement, à une confrontation quasi exclusive entre experts favorables et militants hostiles. Le culte du secret, ou du moins de l’opacité, doit faire place à plus de transparence, en conformité avec le fonctionnement démocratique de notre société, ce qui devrait permettre de dépasser les peurs irrationnelles et d’aborder plus sereinement cette question.
L’autre « peur » est présentée comme une « peur d’experts » : elle touche principalement le nucléaire militaire, avec le risque de prolifération et l’incertitude du contrôle politique des armes situées dans des zones de conflits ou provenant de la défunte Union soviétique.
Jusque dans les années 90, la confrontation entre les deux blocs avait finalement limité la menace de la prolifération, tandis que les États dits du « seuil », Israël, qui a bénéficié de l’aide française dans les années 50 et 60, l’Inde et le Pakistan restaient discrets sur leurs avancées.
L’Irak, en envahissant en août 1990 le Koweït, s’est « autopiégé », car sa défaite militaire devant la coalition dirigée par les États-Unis a entraîné le démantèlement total de son industrie nucléaire et balistique, pourtant alors proche d’atteindre la maîtrise de la complexité de l’arme atomique. La pratique internationale deviendra dès lors « l’adhésion à la norme de non-prolifération » : de nombreux États ont signé le traité de non-prolifération (TNP), y compris la France et la Chine jusque-là réticentes. Toutefois, la situation actuelle semble davantage brouillée en raison notamment des essais indiens et pakistanais de mai 1998, qui ont surpris tout le monde, et, plus récemment par le refus en octobre 1999 du Congrès américain de ratifier le traité CTBT (Comprehensive Test Ban Treaty), censé interdire toute forme d’essais nucléaires.
Par ailleurs, la menace s’est également élargie aux missiles balistiques tout particulièrement en Asie, ce qui déstabilise toute la sécurité collective. La Corée du Nord exporte son savoir-faire vers l’Iran, la Syrie et le Pakistan. L’Inde est en mesure de frapper tout le territoire pakistanais. Le Japon, bien qu’ayant affirmé sa dénucléarisation à des fins militaires, a la capacité de développer rapidement l’arme atomique, ce qu’il pourrait faire s’il se sentait directement menacé et que la garantie américaine s’effilochait. Il est donc clair qu’un effort politique doit être mené dans cette partie du monde pour éviter cette escalade.
À l’inverse, il faut admettre que l’aide occidentale au démantèlement des gigantesques stocks d’armements et de vecteurs nucléaires issus de l’ère soviétique commence à porter ses fruits, même si la tâche à accomplir reste immense et nécessitera selon toute vraisemblance un allongement des calendriers.
Le terrorisme nucléaire semble devenir une préoccupation majeure pour les États-Unis et les scénarios les plus divers sont étudiés par les experts. Les formes possibles de ces actions terroristes seraient multiples et auraient des conséquences dramatiques pour les populations visées, en raison même du fonctionnement de nos sociétés très urbanisées. Les instigateurs pourraient être des États en conflit larvé avec l’Occident ou des groupes terroristes aux motivations aussi diverses que vicieuses. Cependant, pour l’auteur, d’autres formes de menace sont possibles, comme l’avait montré l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1994. Il convient cependant de garder « tête froide », de rester certes vigilant mais de considérer que la probabilité de ce terrorisme reste faible en regard de formes plus traditionnelles d’expression de la violence.
Le nucléaire crée des peurs, fondées ou non. Malgré les vœux pieux de certains mouvements pacifistes et écologistes, le nucléaire ne peut pas être « désinventé ». Le nucléaire militaire a évité des affrontements paroxystiques entre grandes puissances et garde une capacité dissuasive indéniable. Quant à l’énergie d’origine nucléaire, au moment où l’effet de serre devient une préoccupation majeure, ce serait faire preuve d’aveuglement de vouloir s’en passer. Dès lors, il faut que les opinions publiques participent au débat démocratique et que les politiques s’engagent dans cette démarche en acceptant une transparence accrue. ♦