Mémoires à contretemps (1945-1972)
…Ou, pourrait-on dire, « à contre-courant ». Décédé en 1999, l’auteur, qui laisse une production littéraire considérable en tous domaines, du théâtre au roman, fut pendant un quart de siècle un témoin privilégié de la politique française à l’égard de l’outre-mer, en tant que proche collaborateur des ministres successifs des Affaires étrangères et de la Défense. Du quai d’Orsay à l’hôtel de Brienne, porte-parole, chargé de mission, conseiller, confident, exégète, ce singulier personnage connut de singulières aventures en de singulières circonstances. Et ce qu’il retient de ces tribulations ne va effectivement guère dans le sens de l’histoire officielle et du politiquement correct. On s’en aperçoit dès le premier des 38 chapitres.
Si Pierre Ordioni fut en son temps un brillant soldat, il s’attarde peu sur cet aspect, sinon pour situer quelques points de départ. En revanche il fut à l’entendre associé de près à la plupart des manœuvres, intrigues et tractations du pouvoir, les approuvant ou les regrettant, et fut même à l’origine de nombre d’entre elles, soit directement au moyen d’une avalanche d’exposés, de fiches et autres mémos destinés à ses patrons du moment, soit par l’intermédiaire d’un réseau de relations comme seul peut s’en constituer un Corse, ancien combattant, ancien résistant et, à ses heures, bonapartiste.
Le message principal porte, encore plus que sur le regret cuisant de notre repli du Maghreb, sur les occasions perdues, les incohérences et les lâchetés qui accompagnèrent ce repli et en aggravèrent les effets. En amont, Ordioni tient à réhabiliter le Maréchal, Weygand, Noguès et Darlan. Par la suite, il impute en grande partie la politique d’abandon (et une de ses conséquences qu’il juge capitale : la perte du pétrole du Fezzan découvert par Conrad Kilian) à une collusion d’inspiration biblique ayant pour points d’attache Rome, Lausanne et Washington, soutenue de l’intérieur même du quai d’Orsay, entre ce qu’on pourrait appeler les chrétiens libéraux, à savoir les protestants de l’ambigu « réarmement moral » et les « incurables sillonistes » de la démocratie chrétienne ; d’où une galerie de portraits sans concession, parmi lesquels servent particulièrement de punching-ball Robert Schuman, naïf « élu de Pie XII », Bidault flanqué de sa « Crapote » et bien sûr Mauriac, l’homme des « soliloques râpeux et de l’emphase… méprisable redresseur de torts faisant profession de donner aux autres mauvaise conscience sans avoir exercé lui-même de responsabilités ». Par ailleurs, l’ouvrage est férocement antigaulliste, au point de rappeler, comme on a pu le lire naguère sous la plume de Jacques Laurent ou d’Argoud, les épisodes peu reluisants de la reddition de 1916 ou les notes de « solliciteur obséquieux » à Paul Reynaud, avant de terminer sur la tragédie algérienne, sous l’œil d’un Debré « gaulliste au point d’avoir perdu tout esprit critique », la navrante affaire Si Salah pourtant porteuse d’espoir, une « capitulation politique dont on ne trouve pas d’exemple dans l’histoire », le passage des harkis à la rôtissoire et in fine, la « fuite à Varennes » de mai 1968.
Venant d’un homme à coup sûr très informé sur son époque, sortant d’un déjeuner entre tireurs de ficelles pour une rencontre discrète au fond d’un café, l’ouvrage est mené (pour se référer à l’illustration placée en couverture) plus à coups de sabre de cavalerie que par fins moulinets de l’épée du diplomate. Comme face à tout texte polémique de ce genre, on peut se demander s’il faut totalement entrer dans le jeu, s’associer à tous les assauts de ce Don Quichotte, admettre l’importance du rôle qu’il s’attribue, croire à certaines révélations, ajouter foi au vaudevillesque dialogue avec Kœnig du chapitre XV…
La lecture n’est pour autant pas aussi simple et univoque que pourrait le laisser croire jusqu’ici notre relation. On est surpris par exemple des rapports amicaux entretenus par l’auteur avec Le Monde de Beuve-Méry et avec l’équipe de L’Express du temps de JJSS et de Françoise Giroud, ou encore de l’admiration professée pour Mendès-France. Le lecteur doit parfois accrocher sa ceinture pour subir certains virages inattendus et de brusques retours dans le passé. Il passe constamment d’un lieu à un autre et d’une époque à une autre, guère aidé par le découpage peu rationnel de la table des matières et par des titres sibyllins. L’absence fréquente de guillemets fait hésiter sur la nature de plus d’un passage : propos de l’interlocuteur ou commentaire du narrateur ? Au total, le personnage est d’emblée plutôt sympathique, il semble sincère, patriote, courageux, désintéressé. L’expression est vigoureuse, le livre à prendre au sérieux. ♦