L'islam et la mer
Ce livre est d’un géographe. Spécialiste de l’Afrique blanche et du Moyen-Orient, le géographe est aussi islamologue. Est-il marin ? On ne sait, mais à l’écouter parler de la mer, des bateaux et des matelots, on le parierait. 658 pages (dont 66 de notes) font un volume impressionnant. Il est éclairé de cartes et de dessins élégants, et servi par un style sans défaut. Il est égayé « d’Aventures de mer », récits pittoresques des navigations incertaines que pratiquent le plus souvent, à en croire l’auteur, arabes, Turcs et musulmans. Car la thèse est exprimée avec rudesse : il y a, entre l’islam et la mer, une incompatibilité abondamment prouvée par quatorze siècles d’histoire.
Le propos est soutenu avec une telle constance qu’on pourrait soupçonner Xavier de Planhol d’un parti pris, inverse de l’indulgence que notre époque témoigne aux civilisations exotiques. Les techniques navales propres aux Arabes ? venues d’ailleurs, ou d’avant eux. Les Barbaresques ? encadrés de renégats. Les flottes ottomanes ? magnifiques, mais nulles. Sindbâd ? un commerçant. Les traditions maritimes de l’océan Indien, de la mer Noire, de la Caspienne ? autochtones et ne devant rien à l’islam. Pourtant, la thèse est si savamment étayée qu’il nous faut bien, fermant le livre, la tenir pour vraie.
Voici, pour commencer par le commencement, les références coraniques à la mer et aux marins. Nombreuses, elles servent d’illustration morale. Puis viennent les premiers essais. Omar, le calife conquérant, a longuement hésité avant d’autoriser les musulmans à prendre la mer. Ils l’ont fait, en Méditerranée, non sans succès : la bataille des Mâts fut une belle victoire et ces marins nouveaux, dont au demeurant les plus capables étaient coptes, vinrent inquiéter les Provençaux. Le succès ne dura guère et, dès le XIe siècle, la Méditerranée est mer chrétienne. À cette première déconfiture, seule échappera l’Andalousie, fort peu arabe.
Le grand retour, pourtant, advint au XIVe siècle : Barbaresques et Ottomans, personnifiés par le raïs et le kaptan, feront trembler l’Europe. Les Barbaresques furent excellents. Leurs courses les amenèrent jusqu’à Terre-Neuve et en Islande. Les chebeks, rapides et manœuvriers, supplantent les galères. Néanmoins, le raïs est « un intrus dans la civilisation musulmane ». La piraterie doit tout à l’Europe, et d’abord les hommes : capitaines renégats, pilotes et artisans chrétiens, chiourme bien sûr (on comptait, au début du XVIIe siècle, 20 000 à 25 000 esclaves chrétiens à Alger, et 10 000 à Tunis).
Les kaptan ottomans furent pour l’Occident des adversaires plus classiques. C’est en 1515 que Sélim Ier, le Terrible, crée à Istanbul le Grand Arsenal de Galata. D’importantes flottes y seront construites, grâce encore aux techniques et aux artisans venus d’Europe. Une énergie tenace préside à l’entreprise et les navires détruits à Lépante (près de 300) ou Navarin seront remplacés en peu d’années. Cependant, si la façade est grandiose, l’intérieur est délabré. Très forts à l’abordage, les Turcs, piètres marins, craignent plus la tempête que la bataille. À lire leurs piteuses expériences, on s’étonne que notre « Royale » n’ait pas détourné à son usage le proverbe connu et proposé « cafouilleux comme un Turc ».
Deux mers, Noire et Caspienne, eussent dû être lacs musulmans. Il n’en fut rien. La mer Noire, « harem du Grand Seigneur », fut bien mal protégée, et constamment violée par les Cosaques Zaporogues. La Caspienne, « mer des étrangers », fut abandonnée aux Européens d’abord, aux Russes ensuite.
Les seules eaux où les musulmans acquirent quelques mérites sont les « mers du Sud », entendez l’océan Indien. Certes, ce fut longtemps « le pays des merveilles », support de récits fabuleux et théâtre des aventures de Sindbâd « le marin ». Pourtant c’est là aussi que se situent les deux seuls recueils arabes d’instructions nautiques, et la « thalassocratie omanaise », habilement soutenue par les Britanniques, est une brillante exception à l’inexistence maritime de l’islam.
L’islam et la mer ne font pas bon ménage. Le constat établi, reste à expliquer. L’auteur s’y essaie. La peur est à l’origine, que la croyance renforce : « Satan règne sur les eaux ». La pratique rituelle n’est pas facile à la mer. Plus qu’aucune autre enfin, la société musulmane, urbaine, sédentaire, bourgeoise, rejette les marins, comme elle a rejeté, dès l’origine, les Bédouins. Ajoutons une autre raison : la rigueur sans laquelle toute navigation est aléatoire et dangereuse s’accommode mal de l’aimable insouciance des Arabes. Ils s’y sont résignés. La terre, disent-ils, est à nous, la mer aux chrétiens. ♦