Europe, sécurité et défense - Prévention et sortie de crise : problèmes d'eau aux Balkans
Les crises dans les Balkans et la montée en puissance de la politique européenne commune de sécurité et de défense nous habituent à une nouvelle perception de la sécurité. La stabilité et la paix résulteront désormais de la possibilité pour quelques acteurs européens de maîtriser l’enchaînement de plusieurs étapes : alerte précoce et prévention des conflits, gestion de crise proprement dite, sortie de crise et réhabilitation.
Ces phases se renforcent mutuellement : la prévention des conflits a pour but d’éviter la crise, sera d’autant plus efficace que des forces seront prêtes à l’intervention ; tandis que la sortie de crise contribuera à renforcer la stabilité rétablie et à éviter la récurrence des tensions.
Dans les Balkans, deux cas récents, en relation avec l’eau, permettent d’illustrer cette démarche globale.
La prévention des conflits autour du lac d’Ohrid
Depuis des siècles, Ohrid est un des hauts lieux de la culture slave balkanique. Le monastère de saint Panteleïmon est un but ancestral de pèlerinage. Ohrid est d’ailleurs parfois surnommé la Jérusalem des Balkans.
À proximité de ce site se trouve un lac qui constitue une partie de la frontière entre la Macédoine et l’Albanie. Du côté macédonien, il est situé dans la zone de peuplement albanais où les thèses irrédentistes de Tirana trouvent une certaine résonance.
Sur cette sensibilité territoriale et historique particulière sont venues se greffer des préoccupations relatives à la protection de l’environnement du lac et à la gestion de la ressource en eau qu’il représente. L’Albanie, pour laquelle il est situé en grande périphérie, y trouve de quoi alimenter des centrales hydroélectriques tandis que la Macédoine veille à la préservation du site au cœur de son identité ; elle a montré son inquiétude devant les pompages effectués par son voisin.
Sur fond d’antagonisme ethnique et de patrimoine culturel, il existe donc un contentieux latent à propos de la gestion des eaux du lac. Cette situation est de celles qui, dans cette région de l’Europe, n’ont besoin que d’un prétexte pour dégénérer.
À ce stade intervient l’OSCE. Elle entretient à Skopje une « OSCE spillover mission » qui est, entre autres, chargée de surveiller les répercussions de la politique économique macédonienne sur l’emploi, la paix sociale et les relations interethniques. Puisque le commerce et les relations économiques transfrontalières peuvent affecter la stabilité économique régionale, la mission a été saisie de la question du partage des ressources en eau du lac d’Ohrid. Malgré son lieu de résidence, elle ne pouvait se faire l’écho des seules préoccupations macédoniennes. Elle s’est donc livrée, sans doute en concertation avec la « Présence de l’OSCE » à Tirana, à un travail d’enquête, de conciliation et de proposition. Le 31 octobre dernier, la mission a publié des « commentaires » sur la situation. Elle constate d’abord qu’il est de l’intérêt de tous que l’assistance en eau à l’Albanie ne devienne pas un contentieux hors de proportion avec ses enjeux réels. Elle se réfère ensuite à une étude de 1978 dans laquelle des scientifiques avaient déterminé le niveau au-dessous duquel il n’était pas souhaitable que la hauteur d’eau descendît pour que les différents intérêts locaux pussent être conciliés. En dépit des pompages par l’Albanie et les pays voisins, elle peut ainsi estimer que le niveau du lac est actuellement plus élevé que le minimum. Ceci donnait donc satisfaction aux protecteurs de l’environnement. La mission ajoute que d’autres types d’assistance énergétique à l’Albanie pourraient être envisagés si le lac approchait de l’étiage tel que défini par l’étude de 1978.
Afin de préparer l’avenir, l’OSCE suggère même une révision des accords bilatéraux de gestion des eaux. Elle apporterait plus de clarté aux relations entre les deux pays et pourrait désarmer préventivement de nouvelles crispations.
La situation est maintenant suffisamment éclaircie pour que l’on parle de la création d’une « eurorégion » entre la Macédoine, la Grèce et l’Albanie qui intégrerait le lac d’Ohrid.
Autour de ce haut lieu macédonien, il s’agit donc d’un exemple de prévention des conflits. On hésite cependant à utiliser le terme car il n’est pas dit que cette situation aurait pu déboucher sur une crise. Il est cependant consacré par l’usage et décrit bien la finalité de l’exercice.
La sortie de crise et les ponts du Danube
Pendant la crise avec la Serbie, d’avril à juin 1999, l’Otan avait été amenée à bombarder les ponts sur la partie yougoslave du Danube. Elle en escomptait une manifestation de sa puissance à proximité de la capitale serbe et un renforcement du blocus économique de Belgrade. De fait, la destruction et l’écroulement dans le Danube des ponts de Novi-Sad ont coupé les circulations routière et fluviale.
À la fin des hostilités, l’interruption conjuguée de ces deux modes de trafic a créé une situation économique difficile dont souffrent d’autres pays que la Serbie.
Les communications terrestres dans les Balkans sont fortement perturbées. Malgré sa largeur, ou peut-être à cause de cela, le Danube n’est enjambé que par un petit nombre de ponts des Portes de fer à la mer Noire. À titre d’exemple, entre la Roumanie et la Bulgarie, sur plus de quatre cents kilomètres, il n’y a qu’un seul pont, à Ruse et cette situation de rareté a des répercussions très au-delà de la région. Elle est même si préoccupante pour la logistique continentale que l’Union européenne a décidé de soutenir la construction d’infrastructures pour la « viabilisation » de son « corridor paneuropéen numéro IV » qui relie l’Allemagne, la République tchèque, l’Autriche, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, la Grèce et la Turquie. La Banque européenne d’investissements (BEI) a ainsi consenti à la Bulgarie un prêt de 70 millions d’euros pour édifier un deuxième pont avec la Roumanie entre Calafat (Roumanie) et Vidin (Bulgarie). Sa mise en service est prévue en 2005. Les liens fixes par-dessus le Danube sont donc très éloignés les uns des autres et la destruction de ceux de Novi-Sad est particulièrement préjudiciable à l’économie balkanique et européenne.
L’écroulement des ponts dans le Danube a également coupé la circulation fluviale. Cette situation affecte non seulement les riverains serbes et de Voïvodine mais aussi tous les secteurs économiques qui, de la Hongrie à l’Ukraine, vivent du trafic danubien. Le rétablissement de celui-ci est l’affaire de la Commission du Danube. Héritière de la commission, établie après la guerre de Crimée en 1856 et « soviétisée » en 1948, elle est responsable de l’organisation de la circulation sur le fleuve. Ses membres, au rang desquels se trouve la France, ont adopté le 25 janvier 2000 un projet intitulé « déblaiement du chenal du Danube ». Son propos est double. Il s’agit d’abord de dépolluer les sites de franchissement en les débarrassant des munitions non explosées. Comme souvent en pareil cas, l’Otan aurait pu, en effet, assortir ses actions directes contre l’infrastructure de la dispersion de munitions destinées à entraver, sinon à empêcher, les actions de rétablissement des ponts que les ingénieurs serbes auraient pu envisager pendant la guerre. Ce volet de l’intervention de la Commission demandera donc une coopération étroite avec l’Alliance. Dépourvue des moyens nécessaires à la reconnaissance et au relèvement de ces déchets, elle devra sans doute aussi se tourner vers les compétences spécialisées de ses membres.
Pour la reconstruction proprement dite, la Commission du Danube a créé un fonds international. Il permettra de réunir le budget nécessaire au rétablissement de la circulation. En juillet 2000, l’Union européenne décidait de contribuer à cette opération à hauteur de 85 % avec un maximum de 22 millions d’euros.
Cette action de sortie de crise et de consolidation de la paix demandera donc aussi la coopération de plusieurs organisations internationales. Il reste que ces opérations de réhabilitation postérieures à la crise ne pourront être menées à bien sans l’accord et la coopération de la Serbie. À un moment ou à un autre, ses exigences devront être considérées avant que les opérateurs puissent passer à la phase active de la reconstruction.
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En conclusion, les actions encadrant la crise demandent l’implication coordonnée de maintes organisations et de plusieurs États. Elles justifient des capacités d’études développées, le rassemblement de moyens civils et militaires notables et la mise en place de crédits assez importants. Elles concernent aussi bien les États que les organisations internationales, politiques et financières, ou que les ONG.
19 février 2001