L'Amérique et Nous
Il y a maintenant six ans, nous avions présenté aux lecteurs de cette revue l’ouvrage d’un ami américain qui, sous le titre Oldest Allies. Guarded Friends, nous avait paru proposer une lecture particulièrement éclairante des relations, souvent difficiles, de la France avec les États-Unis ; bien qu’elles soient les deux plus anciennes républiques des temps modernes et aussi les plus anciens alliés (1). La thèse soutenue par Charles Cogan, ancien de la CIA et depuis docteur de l’University d’Harvard, dans l’entourage de Stanley Hoffmann et d’Ernst May, était en effet que les relations des deux pays sont marquées par la confrontation de leurs convictions respectives, qu’ils sont tous deux porteurs de valeurs universelles, et que, par conséquent, ce qui est bon pour chacun d’eux est bon pour le reste du monde. Notons en passant que cet ouvrage a, depuis, été publié en français sous le titre Alliés éternels, Amis ombrageux, avec un avant-propos de Stanley Hoffmann, expert incontesté des relations franco-américaines, qui confirme que le livre de Charles Cogan « offre une interprétation exemplaire des désaccords du passé, ainsi qu’un guide pour comprendre ceux de l’avenir » (2).
Or, c’est un guide, lui aussi exemplaire à cet égard, qui nous est offert aujourd’hui, pour la partie française, par cet ouvrage intitulé : L’Amérique et Nous. Son auteur, Jacques Andrène, ambassadeur de France, est en effet un connaisseur exceptionnel des États-Unis, puisqu’il y a été en poste pendant onze ans, dont six ans et récemment comme ambassadeur de notre pays. Son livre arrive particulièrement à point, puisque les relations franco-américaines s’avèrent actuellement difficiles à propos de nombreux dossiers (défense européenne, subventions à l’industrie et à l’agriculture, exception culturelle, rivalités en Méditerranée et en Afrique etc.) ; et au moment aussi où l’arrivée à Washington d’une nouvelle Administration va obliger notre diplomatie à repenser ses orientations.
Le message des États-Unis se veut, nous l’avons dit, universel et cela dans tous les domaines : politique, militaire, économique et culturel. Or ce sont ces différentes aspirations que notre auteur va analyser dans son livre, en nous faisant profiter ainsi de son incomparable expérience ; mais après avoir souligné qu’au terme de cette expérience, il se veut « totalement étranger à l’antiaméricanisme français traditionnel ». Et pour mieux comprendre les réactions de nos amis Américains, il nous rappelle d’abord, dans son introduction, que chacun d’eux est convaincu que les États-Unis sont le « pays libre et juste par excellence » ; et ainsi que « son patriotisme est alors d’une autre nature que la nôtre, moins charnelle et plus morale » ; et enfin que, pour lui, « l’Amérique est une aventure, une expédition, une marche, un projet en devenir ».
À partir de ces données de base, Jacques Andrène va conduire son analyse des relations franco-américaines en quatre temps. Dans une première partie, il nous décrit de façon très éclairante « l’exception américaine », c’est-à-dire les traits permanents de cette « nation pas comme les autres », dont le credo est « Dieu, le droit, le progrès, les affaires », et qui est « optimiste par nature, mais aussi anxieuse ». Dans la deuxième partie de son ouvrage, il nous rappelle les faiblesses de cette Amérique : ses « fractures » sociales et raciales, ses « querelles » morales et religieuses, et aussi qu’elle est gouvernée, par une présidence de plus en plus « affaiblie », un Congrès généralement « paralysé », soumis à l’intervention permanente du « gouvernement des juges », sans oublier « le rôle de l’argent dans la vie politique ». Toutes ces notations ont été effectivement confirmées et de façon souvent caricaturale au cours de la récente campagne électorale, ce qui témoigne de la perspicacité de leur auteur et devrait donc amener ses lecteurs à prendre en sérieuse considération son analyse du processus américain de décision en matière de politique étrangère, par laquelle il conclut cette partie de son ouvrage.
Il en est de même pour les troisième et quatrième parties, puisqu’à partir de ce présent, elles sont tournées vers l’avenir. Pour l’auteur, ce dernier est caractérisé, sinon par « la fin de l’Histoire », mais en tout cas par l’aspiration à « l’hégémonie bienveillante ». Quant à l’avenir lui-même, il est marqué pour lui comme pour beaucoup d’autres, par l’éclosion d’une « société cybernétique », mais aussi, ce qui est moins souvent relevé, par « le rêve ou le projet de la conquête de l’espace » ; et enfin par l’aspiration à la réalisation d’un homme nouveau, « à partir des progrès de la génétique »…
Quant aux conclusions de ce livre d’une exceptionnelle densité, elles sont, bien entendu, très riches en observations « opératoires » ; mais nous prendrions le risque de les affaiblir en tentant de les résumer, aussi laisserons-nous à nos lecteurs le plaisir intellectuel de les découvrir par eux-mêmes. Nous ferons cependant une exception pour la conclusion concernant le comportement de notre pays devant ces évolutions « dans lesquelles nous ne nous reconnaissons pas ». Pour notre auteur : « en dépit de ses états d’âme… la France officielle se doit d’être dans le cercle de la communauté internationale, au sens étroit, car elle partage avec ses membres beaucoup de principes et d’intérêts fondamentaux ». Cependant, avant d’en finir, Jacques Andrène, s’interroge encore sur les causes profondes des malentendus franco-américains. Et tout en admettant qu’il y a « une part de vrai » dans le constat que nous avons évoqué au début de cette présentation, à savoir la rivalité de deux pays qui s’estiment porteurs chacun de valeurs ayant une portée universelle, sa conclusion est que « le déficit de connaissances entre la France et les États-Unis est un autre obstacle sérieux à un dialogue véritable ».
Nous nous permettrons alors de constater qu’avec son livre, l’ambassadeur Jacques Andrène apporte une contribution de premier ordre à cette meilleure compréhension de l’autre qu’il souhaite entre nos deux pays. Va aussi dans le même sens, et on ne peut que s’en réjouir, la création récente par l’Institut français des relations internationales (Ifri) d’un « Centre français sur les États-Unis », qui sera le partenaire du The Center of the United States and France déjà mis en place, dans le même but, par The Brookings Institution. Nous savons d’autre part que notre ami Charles Cogan, dont il a été question au début de cette présentation, prépare de son côté un autre ouvrage sur le même sujet. Paraît ainsi très solidement amorcé le dialogue souhaité à si juste titre par notre ambassadeur de France. ♦
(1) Revue Défense Nationale, mars 1995.
(2) Charles Cogan : Alliés éternels, Amis ombrageux (Les États-Unis et la France depuis 1940) ; Bruylant, 1999.