Tibet, le pays sacrifié
Claude Arpi vit en Inde depuis de nombreuses années. Il connaît fort bien ce pays, mais aussi son environnement géographique immédiat. L’ouvrage qu’il vient de publier est un exemple d’érudition.
L’auteur s’intéresse essentiellement aux relations entre le Tibet d’une part et l’Inde et la Chine d’autre part. Les relations tibéto-indiennes ont porté généralement sur la culture et la religion. Les relations tibéto-chinoises ont surtout relevé du domaine politique (p. 27). Elles ont été rarement étudiées, peut-être à cause de la difficulté de consulter des archives, considérées comme partiellement secrètes en Inde, interdites en Chine et désormais inexistantes au Tibet parce que détruites. Pour écrire son livre, l’auteur a pu avoir accès à des archives indiennes, russes et américaines, récemment disponibles pour les chercheurs. Ces connaissances livresques s’ajoutent à celles obtenues grâce à des contacts personnels. Claude Arpi apporte donc des éléments nouveaux par rapport aux ouvrages antérieurs.
Dans les premiers chapitres (pages 21 à 81), Claude Arpi décrit l’histoire du Tibet, à partir du moment où il adopte le bouddhisme, c’est-à-dire au Ve siècle de l’ère chrétienne. L’auteur consacre quelques chapitres passionnants à l’époque coloniale (p. 82 à 177). Il montre bien les efforts britanniques pour confirmer le rôle de tampon du Tibet vis-à-vis de la Chine mais aussi vis-à-vis de la Russie tsariste. Les Britanniques suivirent une politique ambiguë, affirmant parfois l’indépendance tibétaine mais reconnaissant à d’autres moments la souveraineté chinoise sur le Tibet. Il semble bien, comme l’indique l’auteur, sans s’y attarder, que Londres ait été contraint à une certaine retenue à l’égard de la Chine à cause de sa possession de Hongkong.
L’histoire moderne fait l’objet de longs développements (p. 178 à 313). Les chapitres qui lui sont consacrés permettent de mieux comprendre le Tibet d’aujourd’hui. Le 1er octobre 1949, la république populaire de Chine était proclamée. À cette époque, l’Inde possédait des comptoirs commerciaux à Gyantsé et à Yatung. Par ailleurs, elle détenait pratiquement le monopole des relations étrangères et des communications tibétaines. L’année 1950 est décisive. Par idéalisme et manque de discernement stratégique, Nehru a laissé l’armée populaire chinoise envahir le Tibet (p. 202 et 203). S’il avait accepté de jouer le rôle que le Pakistan a joué, dans les années 80, dans la libération de l’Afghanistan de l’emprise soviétique (comparaison non suggérée par l’auteur), les Américains lui auraient sans doute fourni une aide massive (p. 229), et le Tibet serait peut-être de nos jours indépendant, mais le gouvernement indien ne voulait pas s’impliquer dans une vaste opération militaire au Tibet. Préoccupé par la situation au Cachemire, après la guerre indo-pakistanaise de 1947-1948, il n’avait nullement envie d’ouvrir un second front.
Les forces étaient tellement disproportionnées que la pénétration chinoise fut une promenade militaire. Claude Arpi chiffre les pertes tibétaines : plus de 1,2 million de morts, 6 000 monastères détruits (p. 282 et 307). Un accord fut imposé aux Tibétains par la Chine en 1951 ; il confirmait l’appartenance du Tibet à la Chine. Par l’accord signé en 1954 avec la Chine, l’Inde reconnaissait implicitement le fait accompli. Ensuite, notamment et surtout en 1959 lors du soulèvement tibétain, elle accepta des réfugiés, à la tête desquels se trouvait le dalaï-lama. En octobre-novembre 1962, l’armée chinoise pénétrait dans la North East Frontier Agency et infligeait une cinglante défaite aux troupes indiennes. Aujourd’hui, affirme l’auteur, le Tibet s’est militarisé ; il possède de grosses garnisons dont les effectifs sont évalués à 500 000 hommes, ainsi que des bases de lancement de missiles.
Dans son ouvrage fort bien documenté, très riche en faits, Claude Arpi défend, à juste titre, la thèse d’une véritable spécificité tibétaine face à l’Inde et à la Chine. Le Tibet a développé de manière originale la culture empruntée à l’Inde. L’auteur dénonce la falsification de l’histoire par les Chinois. Ces derniers éliminent systématiquement les événements qui rattachent le Tibet au monde indien et mettent au contraire en évidence tous ceux qui montrent les liens avec la Chine.
L’amour porté par Claude Arpi pour les Tibétains, dont il ne se cache pas (l’ouvrage est d’ailleurs préfacé par le dalaï-lama), ne nuit pas à l’objectivité. L’auteur dénonce, par exemple, sans complaisance, les imperfections de la société tibétaine traditionnelle (pouvoir des moines qui s’adonnent à une vie facile, pauvreté de la population… ) et l’ignorance des affaires du monde par les dirigeants. Claude Arpi montre, par ailleurs, très bien la relative indifférence du monde pour le Tibet qui ne s’explique pas uniquement par les erreurs commises par la diplomatie indienne à l’époque de Nehru.
Claude Arpi insiste aussi sur le mépris et la condescendance des Hans à l’égard des minorités de la Chine extérieure (Mongols, Ouïghours, Tibétains, considérés comme des citoyens de seconde catégorie, p. 32). L’émigration de Hans tend à supplanter les minorités sur leurs propres territoires. Plus de 8 millions sont désormais implantés au Tibet ; ils dominent les 6 millions de Tibétains. La sinisation est en cours, dans les domaines économique et culturel (p. 308). Toutefois, l’espoir demeure pour les Tibétains car la Chine donne, selon l’auteur, des signes de dépérissement (la multiplication des jacqueries semble lui donner raison : voir, en particulier, les articles parus dans Le Figaro, 23-24 décembre 2000). Le sens du compromis qui caractérise le dalaï-lama, aujourd’hui âgé de soixante-cinq ans, entretient aussi la possibilité de sauver le Tibet et sa culture à défaut de garantir une autonomie politique.
On peut regretter que, dans un souci de clarté, l’ouvrage n’ait pas été divisé en grandes parties, par exemple, le Tibet ancien depuis son adoption du bouddhisme, le Tibet à l’époque coloniale, le Tibet après l’indépendance de l’Inde. Le glossaire, situé in fine est le bienvenu, mais il devrait être plus complet et annoncé au début de l’ouvrage. Par ailleurs, il manque un index et une chronologie. De plus, la carte est insuffisante ; elle donne peu de précisions et ne fait pas apparaître assez nettement les diverses régions du Tibet. Malgré ces quelques imperfections, le travail de Claude Arpi est remarquable. Il restera un ouvrage de référence, permettant de mieux comprendre le Tibet, dont le sort constitue l’un des grands problèmes du monde, et les rapports complexes qu’il a toujours eus avec les mondes indien et chinois. ♦