Nostalgie d'Empire
Sous ce titre, dont on verra plus loin qu’il n’est pas sibyllin, mais au sujet duquel il convient de remarquer tout de suite qu’il ne comporte pas de point d’interrogation, un sénateur (qui, depuis vingt ans, œuvre au plus près de la politique « opératoire », puisqu’il a été rapporteur général du budget et qu’il rapporte actuellement celui de la défense), nous présente ses réflexions personnelles sur la conjoncture internationale ; et cela avec une grande élévation de pensée, argumentée par une extraordinaire érudition, puisque notre auteur a été autrefois professeur de philosophie.
Le sujet qu’il aborde de la sorte est d’une brûlante actualité ; il s’agit en effet de « la perplexité, l’inquiétude et même l’angoisse qui nous gagnent tous, plus ou moins, quant aux fondements même de notre nation, face à l’explosion des techniques et à la mondialisation de l’économie » ; et cette angoisse n’est pas propre à la France, comme on peut le constater à Davos et à Porto Alegre, au moment où nous écrivons ces lignes.
Dans son avant-propos suivi d’une préface, notre auteur expose son interrogation personnelle et le thème de sa recherche face à ces phénomènes qui « ébranlent les assises religieuses, politiques et sociales des sociétés traditionnelles », et en particulier celles de notre « vieille Europe qui était parvenue à conjuguer fidélité du passé et modernité ». Et ne voulant pas croire, comme certains, à « la fin de l’Histoire », il va s’efforcer « à la lumière de cette histoire, d’en éclairer le sens », puisque, pour lui, les trois formes de regroupement humain qui s’y sont succédé, à savoir la Tribu, l’Empire, la Nation, sont « entrées en concurrence », alors que depuis deux siècles « la Nation et son État étaient apparus comme l’aboutissement et la consécration d’une longue marche vers la lumière ». Il ne peut être question de tenter de résumer ici, puisqu’on ne pourrait alors que la caricaturer, l’essence de cette recherche, d’autant qu’elle est d’une exceptionnelle densité de réflexions relevant à la fois de la philosophie et de l’histoire. Nous nous bornerons donc à noter celles de ces réflexions qui nous ont paru particulièrement éclairantes ou susceptibles de susciter la curiosité de nos lecteurs, afin qu’ils se rapportent à l’ouvrage lui-même.
Commençant par « la Tribu », puisqu’elle a constitué la première forme de regroupement humain, notre auteur observe que son « principal souci n’est pas son rapport au monde, mais celui qu’elle entretient avec elle-même » ; qu’elle a besoin de « se survivre par la fête dans sa propre mémoire » ; et que « c’est dans la guerre qu’elle atteint son sommet », puisque « indispensable à l’affirmation du groupe ». On retrouve là des notations qui convergent avec celles de notre ami François Thual, lorsqu’il a analysé de façon si éclairante l’origine et la nature des « conflits identitaires » (1). Mais notre auteur d’aujourd’hui retrouve cette même passion de l’identité dans la « tribu urbaine du XXIe siècle » où, « enfermés dans leur hostilité à l’égard d’une société d’abondance dont ils se sentent exclus, les jeunes des banlieues… s’organisent en bande… ce qui donne à ses membres l’occasion… de vivre dans la chaude intimité d’un clan ».
Nous passerons tout de suite au chapitre traitant de la « Gloire et passion de la nation », puisque la « nostalgie de l’Empire » est la référence qu’a privilégiée notre auteur. Pour lui, c’est la « nostalgie de la pureté » qui est à l’origine de l’idée de nation et cela avec un atout : « la loi comme arme », mais aussi un risque : « la passion de la guerre ». Et, puisque « nulle part ailleurs la hantise de l’idée nationale n’a été poussée avec autant d’acuité », il nous rappelle de façon très intéressante les traits marquants de « l’exception française ». Mais la nation a-t-elle été « un moment » ou la « fin de l’Histoire » ?, telle semble être en définitive l’interrogation fondamentale à l’origine de sa recherche. Auparavant, nous l’avons dit, il nous avait rappelé, en parcourant cette Histoire, les traits marquants de la solution « Empire », qui, pour lui toujours, sont « la suprématie du contrat », la reconnaissance des « vertus du travail » et de « l’honorabilité du commerce », moyennant quoi, « il recherche la paix plus que la guerre » et « son ennemi est le désordre ». Mais, et notre auteur ne manque pas de le rappeler, c’est « parce qu’il est œuvre humaine » et par suite « aussi fragile que la raison qui l’a fait naître », que « l’Empire est périssable ».
Alors que peut-on imaginer pour l’avenir, puisque l’humanité paraît avoir « abandonné la foi pour le mythe » et qu’il lui faut faire face à l’« Économie Monde » ; lui faut-il alors se diriger vers « un État universel » ? Vont alors traiter de ces deux thèmes, deux chapitres d’une extrême densité de réflexion, tant philosophique que politique, dont on ne pourrait qu’affaiblir la logique en tentant de les résumer. Aussi en viendrons-nous tout de suite au dernier chapitre intitulé « Du mythe à la foi », que prolonge une courte conclusion. Les interrogations que s’y pose l’auteur sont en effet d’une brûlante actualité : « La Culture inutile ? », « Niveau ou Qualité de vie ? », « Faut-il succomber à l’Économisme ? », « Comment arbitrer entre la passion et la foi ? » ; et pour finir un appel au « Retour au Sacré », qui « seul peut réconcilier le singulier avec l’universel ». C’est donc à cette réconciliation qu’aspirait noblement l’auteur, en nous confiant sa « Mélancolie d’Empire ».
Qu’il en soit remercié, tant son ouvrage nous incite à réfléchir. Nous nous permettrons donc de noter, comme nous avons eu plusieurs fois l’occasion de l’écrire ici et ailleurs, que sur un plan plus immédiatement concret, les cultures — au sens propre du terme c’est-à-dire celui qui se réfère au « culte » dont est imprégné la mémoire des peuples, même s’ils ne le pratiquent plus depuis longtemps —, nous paraissent être encore actuellement une grille de lecture très éclairante du comportement des hommes ; et cela qu’ils soient encore réunis en « nations » ou qu’ils se soient réfugiés dans leurs « tribus » d’origine. C’est la raison pour laquelle notre nostalgie à nous reste, pour l’Europe, celle de la Communauté européenne de défense (CED), qui reconstituait plus ou moins l’Empire de Charlemagne, c’est-à-dire de peuples imprégnés d’une même « culture » et ayant vécu une « histoire » commune, bien qu’elle ait été souvent agitée : d’où le « miracle » qu’avait constitué la « réconciliation » franco allemande. Alors qu’actuellement, on nous propose, au mieux, une « Europe des marchands », où s’évanouiront les « Nations » et réapparaîtront les « Tribus ». Nous ne pouvons donc qu’être reconnaissant envers le sénateur Blin de nous avoir donné une dernière occasion d’espérer… ♦
(1) Bibliographie, Défense Nationale, août-septembre 1995.