Sécurité et défense en Europe - Le renseignement stratégique de l'Otan
Pouvant être défini par les éléments d’information nécessaires à la prise de décision du Comité militaire et du Conseil de l’Atlantique Nord, le renseignement stratégique à l’Otan concerne essentiellement le siège de l’organisation à Bruxelles. Certes, les deux grands commandements stratégiques — Saceur et Saclant — en disposent aussi, mais leurs soucis et leurs besoins sont plus directement opérationnels, voire tactiques.
Si chaque pays membre fournit à ses représentants diplomatiques et militaires les éléments dont ils ont besoin, l’information collective du Conseil et du Comité militaire relève des organes centraux que sont le secrétariat international et l’état-major international (EMI). Seul ce dernier possède une division renseignement, au sein de laquelle la France a inséré un, puis deux officiers, à partir de 1998. C’est donc au sein de cette division que s’élabore le renseignement stratégique de l’Otan, un renseignement qui prend une tournure de plus en plus politique, tout en dépendant toujours quasi totalement des Nations, et qui, du fait de son caractère consensuel, tend parfois à être relativement « lissé ». L’état-major de l’Union européenne pourrait en tirer quelques enseignements utiles à l’heure de sa montée en puissance.
Un renseignement de plus en plus politique
Le renseignement nécessaire à l’Alliance atlantique a radicalement changé de nature durant la dernière décennie. Sans parler des bouleversements stratégiques advenus sur le continent européen, l’engagement direct des forces de l’Otan dans les Balkans conduit, de façon parfois paradoxale, à des besoins de moins en moins militaires et de plus en plus politiques. Certes, le suivi des volumes de forces, de leur organisation, de leurs équipements et de leur capacité opérationnelle, est toujours nécessaire aux niveaux opératif et tactique, mais la priorité actuelle du siège de l’Otan porte réellement sur la politique globale des pays concernés. Pour prendre l’exemple de la crise du Kosovo, les véritables priorités exprimées par le Conseil portaient alors sur les intentions de M. Milosevic et les possibilités d’opposition, la disponibilité et le déploiement des moyens de défense aérienne, ainsi que sur le sort des réfugiés et personnes déplacées.
Ainsi au quotidien, les Balkans constituent le centre d’intérêt primordial de la division renseignement. La Russie reste en bonne place dans les préoccupations, ainsi que certains des pays qui la bordent, tous issus de l’ancien empire soviétique. Les rivages Sud et Est de la Méditerranée ont aussi leur importance bien évidente, ainsi que certains autres pays du monde, soupçonnés de soutien au terrorisme, aussi bien que de développement ou de prolifération de systèmes d’armes de destruction massive. Au-delà, on peut se poser la question du réel besoin de maintenir une « veille renseignement » sur le reste du monde, c’est-à-dire l’Afrique, l’Extrême-Orient et l’Amérique latine. Certes trois officiers seulement s’y consacrent, mais ne vaudrait-il pas mieux qu’ils renforcent les cellules traitant des sujets précédents, et, en cas de besoin, s’en remettre à la seule fourniture de renseignement élaboré par les pays membres.
Un renseignement toujours dépendant des nations
L’Otan n’a pratiquement pas de renseignement qui lui soit propre, surtout pas pour ce qui est nécessaire à ses chefs suprêmes. La division renseignement est donc totalement dépendante des contributions des Nations membres. Ces contributions sont très variables en volume et en régularité, même si leur qualité n’est jamais en doute. Quelques pays — États-Unis, Allemagne, Royaume-Uni, et dans une moindre mesure, Italie, Danemark et France — sont les principaux fournisseurs. Grâce à leurs moyens de recueil et surtout d’analyse déployés en Europe, les États-Unis apportent même l’essentiel du renseignement quotidien sur les Balkans. De plus, même si le français est la langue officielle de l’organisation, l’anglais est la langue de travail de l’EMI, et tout message ou document y parvenant dans tout autre langue sera rarement exploité dans l’urgence. Seule une étude ultérieure par le ou les officiers de la Nation considérée est envisageable, si le document fournit une évaluation à plus long terme.
Grâce aux moyens modernes de circulation de l’information, le problème des délais et de la réactivité a presque disparu, mais le revers de la médaille apparaît dans le circular reporting (ou information en boucle), où chacun reprend les mêmes faits et souvent les mêmes analyses. D’où l’importance de la multiplicité des fournisseurs pour permettre une politique plus différenciée au sein de la synthèse globale.
Cette origine nationale du renseignement pose aussi le problème des échanges avec des pays extérieurs à l’organisation, ou encore avec d’autres organisations internationales. En dehors d’accords spécifiques (Partenariat pour la paix), chaque cas doit être traité séparément, les pays fournisseurs étant consultés à travers le Comité militaire, voire le Conseil, sur les sujets les plus sensibles. Ainsi ces dernières années, des éventualités de coopération avec le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie (TPI) ou l’Organisation internationale de police criminelle (Interpol) n’ont pu aboutir du fait de l’opposition de certaines nations à la divulgation, même sous protection de leur confidentialité, de documents pourtant produits au siège de l’Otan, mais contenant des informations d’origine nationale.
Un renseignement consensuel relativement lissé
La nécessité d’une large palette de pays fournisseurs apparaît aussi chaque fois que l’Alliance élabore un document majeur de renseignement, qui se doit d’être agréé par consensus. C’est le cas des documents annuels du Comité militaire, et particulièrement de « L’évaluation générale de renseignement » (MC 161). Mais là, l’écueil est double. Peu de contributions réduisent la portée du produit fini ; trop de contributions parfois antinomiques rendent difficile l’obtention du consensus. Celui-ci conduit inévitablement à une analyse dépourvue de ses aspérités les plus marquantes, et donc à une évaluation générale relativement lissée. Cela n’en diminue pas pour autant la valeur car les spécialistes qui en useront par la suite savent lire entre les lignes. Toutefois, la lourdeur du processus d’élaboration — un cycle annuel d’études et d’échanges de renseignements, culminant par une conférence d’une semaine à Bruxelles réunissant plus de 300 délégués — n’est-elle pas contre-productive ?
Une autre difficulté se fait jour chaque fois que le siège cherche à élaborer une évaluation plus ponctuelle des risques et menaces dans les zones d’engagement des forces de l’Otan. Soumise au Comité militaire pour agrément, cette évaluation risque fort d’en ressortir assez nettement modifiée, voire de ne pas franchir l’obstacle. Ainsi la plupart du temps, de telles analyses ne cherchent même pas à obtenir le « label » et sont présentées et diffusées sous la seule responsabilité de l’EMI. Leur portée en est peut-être diminuée, mais la nature des évaluations et les perspectives qu’elles ouvrent demeurent.
La dimension européenne
À l’heure où l’UE met sur pied les structures politiques et militaires nécessaires à sa politique de sécurité et de défense, il apparaît possible de tirer certains enseignements de l’expérience de l’Otan.
En premier lieu, le seul renseignement militaire ne suffit plus à ce type d’organisation ; même le renseignement d’intérêt militaire est légèrement dépassé. Le renseignement de défense d’une organisation collective de sécurité se doit d’intégrer les dimensions politique, économique et sociologique — parmi d’autres — des pays, structures ou phénomènes pouvant constituer une menace ou représenter un risque. Cela passe par la fourniture de ce genre d’information par les pays membres, par la mise à disposition d’analystes compétents dans ces domaines, mais aussi par la coopération avec d’autres organismes multinationaux.
Par ailleurs, la qualité de la synthèse élaborée par tout organe collectif de renseignement ne vaut que par celle des contributions reçues des Nations membres, mais aussi par leur variété. Dépendre d’un trop petit nombre de fournisseurs peut conduire à une routine certaine ainsi qu’à une orientation pouvant paraître partiale. Il est donc essentiel que chaque pays apporte sa contribution, et qu’elle soit effectivement intégrée dans la synthèse finale à destination des autorités politiques et militaires de l’organisation.
Enfin, est-il vraiment indispensable de disposer de documents de renseignement reposant sur le consensus ? Même si toute éventualité d’action doit s’appuyer sur une analyse des risques et menaces, pourquoi une synthèse élaborée par les organes centraux à partir des contributions nationales n’y suffirait-elle pas ?
Ainsi, le renseignement stratégique de l’Otan a pris ces dernières années une tournure de plus en plus politique, mais il reste toujours particulièrement dépendant de celui fourni par les pays membres. Si ceci est tout à fait normal et même souhaitable, il importe que chacun apporte sa contribution de façon à ne pas laisser le monopole du renseignement à quelques pays mieux dotés ou plus déterminés. De plus, la règle du consensus est particulièrement contraignante dans l’élaboration de synthèses globales de renseignement. S’il y avait un enseignement majeur à tirer par l’Union européenne au moment où son état-major achève sa mise sur pied, c’est peut-être ici qu’il faudrait le chercher.
21 mai 2001