Chine : la réforme autoritaire - Jiang Zemin et Zhu Rongji
Les deux dirigeants chinois dont les noms figurent dans le titre de l’ouvrage sont encore peu familiers au public d’Occident ; rien n’a encore été publié sur eux en langue française. Ainsi l’on constate avec tristesse que la quasi-totalité des sources citées est constituée de travaux rédigés en anglais et, bien sûr, en chinois. L’auteur, en effet, pratique couramment cette langue qu’il a été conduit à manier journellement dans certains postes qu’il a occupés dans ce pays, comme dans les nombreuses études qu’il lui a consacrées ; c’est dire l’autorité qui s’attache à sa réflexion, contrairement à certains compilateurs qui se contentent de sources de seconde main.
Il nous gratifie, de plus, d’une démarche originale, puisqu’il s’attache aux pas de deux personnages qui ont assuré la relève délicate des deux « timoniers » : le grand, pour le pire et le petit pour le meilleur ; s’ils souffrirent des folies du premier, ils bénéficièrent de la sagesse du second, et nous voyons comment Deng Xiaoping les mit en selle, comme les plus aptes à assurer sa succession, compte tenu de leurs qualités, à bien des égards, complémentaires.
Cet héritage, l’auteur va nous en donner le bilan objectif, sans complaisance comme sans prévention. La lucidité de l’analyse exclut tout état d’âme. La démarche se veut scientifique, bannissant toutes les considérations passionnelles ou idéologiques – ce sont souvent les mêmes – qui, chez certains auteurs, oblitèrent la rigueur du raisonnement. Est-ce pour autant qu’il tombe dans le piège de la sécheresse schématique qui pourrait lasser le lecteur ? Fort habilement, il évite cet écueil par l’entrée en scène de ces deux hommes, dont, après un minutieux travail d’enquête, il s’emploie et réussit à nous restituer la vie, vies jalonnées par tous les événements majeurs dont ils ont été, l’un et l’autre, les témoins, les acteurs ou les victimes, surtout le second. Certes, l’auteur mentionne et déplore les zones d’ombre qui recouvrent les biographies officielles, il parvient parfois à en lever le voile, mais prudemment, se gardant des affabulations dont s’entourent les personnages importants, dans les régimes autoritaires, et même dans les autres…
L’option prise par l’auteur va se révéler, au fil des pages, d’une remarquable efficacité pédagogique. Au lieu de nous embarquer dans des abstractions aussi brillantes qu’inconsistantes, trop fréquentes au sein de nos cénacles, il nous emmène simplement sur les traces de ses deux héros, s’arrêtant, presque en leur compagnie, pour nous exposer clairement les problèmes auxquels ceux-ci ont eu, et ont encore, à s’affronter tout au long de leur ascension qui ne fut pas sans embûches. Notre sinologue est un homme de terrain ; et, avec un tel guide, nous nous y trouvons presque à l’aise, à sa manière directe d’aborder la réalité à travers ces deux compères qui nous en deviennent presque familiers ! Ainsi nous est-il permis, enfin, de procéder à une relecture d’événements dont la signification nous échappait, ou même que nous interprétions à contresens sous l’influence de pseudo-maîtres à penser qui jouissaient alors d’une autorité qu’il était vain de remettre en cause.
Par la médiation des camarades – faut-il encore les appeler ainsi – Jiang et Zhu, nous revivons les étapes du calvaire imposé à la société chinoise par cette coqueluche des salons parisiens d’alors, se révélant, à la lecture de ces pages, comme un émule des tribuns criminels dont notre époque fut féconde, mégalomanes pour eux-mêmes et suicidaires pour leur peuple. Si la Chine éprouva tant de mal à se relever de ces années d’aberrations maoïstes, celles-ci ont, de plus, fait école, l’« orient rouge » ayant déteint des « gardes rouges » aux « khmers rouges ». À ce constat, nous partageons presque l’angoisse de ceux qui ont, aujourd’hui, à réparer de tels dégâts ayant rongé la substance même de la Chine. On partage alors la conviction de l’auteur, que nos deux hommes, militants avant-hier, rééduqués hier, apparatchik aujourd’hui, en train de se muer en « managers », surtout le second, sont les artisans efficaces de cette convalescence et de ce renouveau. C’est l’impression diffuse que nous laissent ces pages de réflexion et de descriptions au terme desquelles nous ne sommes pas, cependant, sans nous poser des questions ; sur la solution de celles-ci, l’esprit sensé, compétent et prudent à la fois ne peut qu’émettre des hypothèses. On remarque que de nombreuses formulations sont présentées sous forme interrogative, en particulier les titres des deux derniers des dix-neuf chapitres de l’ouvrage, ceux qui amorcent des conclusions prudemment prospectives.
Le récit lui-même est entrecoupé de réflexions de caractère théorique ou rétrospectif bien nécessaires au lecteur qui, même motivé par intérêt intellectuel ou opérationnel, aborde une réalité chinoise qui ne lui est généralement pas familière et à l’égard de laquelle il fait preuve parfois d’ignorance ou de prévention façonnées par des siècles d’incompréhension trop souvent cyniquement méprisante ou, au contraire, naïvement bêtifiante. Tel est donc le but des quatre premiers chapitres ; le quatrième, en particulier, insiste à juste titre sur les mésententes profondes dans les domaines de l’éthique personnelle et sociale, aggravées par nos propres comportements non dénués d’inconséquences voire d’hypocrisie qui ne se limitent nullement au domaine du passé. La rigueur sans faux-semblants qui émane de ces pages apparaît à l’opposé des considérations oiseuses, des rapprochements hasardeux, des formulations péremptoires qui masquent souvent l’approximation voire la confusion du raisonnement. Henri Eyraud fait mentir la boutade que l’on pourrait paraphraser à propos de l’art de la guerre : la sinologie est une chose trop sérieuse… Il faut, en effet, passer les événements au crible de l’histoire, mais d’une histoire rigoureuse dont on ne peut sauter les étapes. Prenons, à titre de démonstration, le phénomène récent et dont l’ampleur a surpris même les spécialistes : l’expansion et la cohésion de la secte Falun Gong ; l’auteur s’en explique de manière prudente et argumentée, en particulier au chapitre treize, mais il se garde bien de rechercher quelque précédent ou analogie supposée dans une histoire pourtant fertile en mouvements populaires. Cette secte ne fait preuve de la moindre xénophobie, contrairement aux Boxers auxquels il paraît bien artificiel de les comparer comme on le fait parfois : peut-être confond-on ces derniers avec les Taipings, syncrétistes, quant à eux, mais de quelque quarante ans antérieurs, tant apparaissent flous même les grands traits de l’histoire chinoise pour les esprits les plus subtils !
Une telle considération nous amène à un regret. L’auteur a peut-être mésestimé en la minorant l’ignorance de son lecteur ! Certes, les nécessités éditoriales lui limitaient la place ; mais une brève chronologie limitée à quatre pages que l’on aurait pu économiser par ailleurs, et remontant au-delà même de la période ouverte en 1949 par la proclamation de la république populaire, aurait utilement remis (ou mis) en mémoire les grands événements et les grandes étapes d’une histoire millénaire, mais surtout ce XIXe siècle dont l’empreinte négative marque encore profondément la Chine d’aujourd’hui, en particulier les exactions des étrangers dont les étapes marquantes vont du « sac du palais d’été » en 1860 aux pillages qui suivirent le siège de Pékin en 1900, deux épisodes peu glorieux mais que notre désinvolture à l’égard de l’histoire chinoise nous fait confondre parfois (après tout, un historien chinois confond peut-être Bismarck et Hitler !). Si nos sinologues sont de qualité, il y a encore beaucoup à faire en France pour que la Chine d’aujourd’hui mais aussi celle d’hier, soit traitée avec sérieux et compétence devant l’opinion, de l’enseignement scolaire à l’information médiatique.
Parmi les autres réserves et regrets, bien véniels, signalons la faible part laissée aux problèmes internationaux ; mais l’auteur s’en explique et s’en justifie ; le lecteur ne peut qu’approuver cette détermination à bien limiter le sujet pour mieux le cerner. On espère donc un second ouvrage de la même tenue sur la politique étrangère ; celle-ci est, bien sûr, abordée mais surtout dans sa dimension économique, ce qui apparaît normal, tant le développement en ce domaine constitue le souci essentiel de nos deux dirigeants. Une telle option nécessite une référence fréquente au partenaire principal : les États-Unis (que l’on voit mentionnés sous l’appellation, courante mais abusive, de « l’Amérique », le précédent illustre mais délibéré quant à lui ne constitue pas une justification). On peut ainsi déceler, dans un style fort alerte, quelques familiarités. Déplorons les notes rejetées en fin de chapitre, ce qui est incommode, une cartographie un peu succincte limitée à deux demi-pages (17 et 182). Les annexes sont bienvenues, mais il manque cet instrument précieux pour le lecteur à la fois pressé et attentif, soucieux parfois de relecture : un index (hormis les deux personnages principaux dont les noms reviennent à chaque page).
Ce bel exercice de concision sur un tel sujet n’est nullement dépourvu de qualités formelles dans une démarche qui se rattache à la grande tradition remontant à Plutarque et à ses « vies parallèles ». C’est surtout une magistrale, mais dénuée de prétention, leçon de sinologie. Si ses amis, élèves et collaborateurs connaissaient et appréciaient déjà les qualités de l’auteur en la matière, cet ouvrage confirmera aux yeux du grand public la maîtrise d’un sinologue qui a brillamment suivi la tradition d’une école française fort riche et fort ancienne, remontant aux Jésuites dépêchés en ce pays par Louis XIV !
L’auteur apparaît comme le disciple fidèle, et non ingrat quant à lui, d’un maître à penser qui avait consacré Une vie pour la Chine ; tel est le titre du dernier ouvrage qu’à l’instigation de ses amis et notamment d’Henri Eyraud, rédigea, peu avant sa mort, le général Guillermaz ; celui-ci avait, lui aussi, passé de nombreuses années en Chine, dont, à Zhongging, les moments difficiles de la Seconde Guerre mondiale ; il éprouverait, sans doute, une surprise teintée d’agacement de voisiner, au moins dans la préface, avec un brillant aviateur qui ne fut guère qu’un compilateur occasionnel et efficacement secondé. Une telle pratique est fréquente, et d’ailleurs estimable dans le petit monde de l’édition de vulgarisation, mais le travail d’Henri Eyraud n’est, bien sûr, pas de cette eau.
Guillermaz fut parmi les quelques sinologues français contemporains à mériter l’honneur d’être traduit. La traduction constitue un critère de qualité attesté internationalement, plus éclatant que l’exportation, souvent confidentielle ou subventionnée, de l’œuvre originale, bien que l’on feigne parfois d’ignorer cette réalité, au sein des instances francophones militantes ! Souhaitons, de toute manière, une large diffusion au livre d’Henri Eyraud. Souhaitons que ces quelque deux cents pages soient lues et relues, consultées par tous les Occidentaux qui, à quelque titre et en quelque domaine que ce soit, ont à nouer ou à entretenir des contacts avec la Chine et, simplement, par tous ceux qui portent intérêt à l’avenir du quart de l’humanité, donc à leur propre destin. ♦