L'Asie majeure. La révolution silencieuse de l'Asie orientale
L’auteur, fondateur de l’Institut HEC Eurasia, professeur à HEC et plusieurs universités chinoises et japonaises, consultant d’entreprises et de gouvernements, sillonne l’Asie depuis trente ans. Voilà qu’après, entre autres, La Chine après l’utopie (Berger-Levrault) et Le Japon au XXe siècle (Seuil), il livre cette synthèse fort vivante et suggestive sur l’Asie orientale, située à l’est de l’Inde, qui regroupe quelque 2 milliards d’habitants.
En dépit des soubresauts actuels et de la crise systémique que traverse le pays du Soleil levant, depuis près d’une décennie, cette région qui abrite un milliard de nouveaux producteurs et de consommateurs verra sa part dans le PIB mondial passer de 25 % aujourd’hui à 35-40 % d’ici une génération. Cette assurance, il la tire d’un examen minutieux des traditions de ces pays, presque tous sinisés à un moment ou à un autre de leur histoire, et qui ont su habilement renverser leurs traditionnelles valeurs confucéennes en valeurs marchandes.
Dans une première partie historico-sociale, véritable survol à vue d’oiseau de ces sociétés asiatiques Jacques Gravereau illustre les différences de perception, de mentalités et d’approches entre l’Occident et l’Orient dont Kipling disait jadis qu’ils ne se rencontreraient jamais. Ces questions ont déjà été abordées dans de nombreux ouvrages, depuis près de trois décennies, notamment lorsque Robert Guillain, correspondant du journal Le Monde à Tokyo popularisa auprès d’un large public français l’idée du « Japon troisième grand » (1966). Toutefois, il paraît toujours utile de se pencher sur cette « anatomie de la différence » ne serait-ce que pour en sonder la profondeur et la prégnance malgré la vague modernisatrice qui a déferlé sur les rivages de l’archipel nippon, les côtes chinoises ou les milliers d’îles du Sud-Est asiatique. S’il est bien une illusion tenace chez l’Occidental c’est de croire ou de feindre de croire que la modernisation économique entraînera automatiquement, et ce dans des délais assez courts, l’adoption des idées occidentales, du mode de vie et des croyances européennes ou plutôt américaines.
Toutes ces sociétés s’appuient sur des traditions millénaires, véritable socle sur lesquels elles ont bâti leur incroyable réussite économique. Le Chinois, comme l’Asiatique n’aborde pas les problèmes de façon cartésienne et logique, déductive, mais donne libre cours à ses sentiments, à ses émotions. Il préfère rester dans le flou, la brume, plutôt que de chercher l’affrontement ou révéler la vérité crue. C’est la solidarité collective qu’il cherche et non l’exploit individuel. D’où une autre perception du rôle de l’homme dans la société, d’où le fait que pour lui les valeurs apparaissent plutôt relatives qu’absolues. Voilà pourquoi, deuxième grande différence d’avec l’Occident, l’Asie privilégie un mode de décision consensuel, lent, harmonieux. Elle respecte les principes d’autorité, de hiérarchie, ce fameux mandant du Ciel, mais à condition que celui-ci apparaisse juste ou même efficace. S’il venait à dévier de sa ligne on n’hésite pas à changer de titulaire comme ce fut le cas du président Suharto en Indonésie en 1998 après 32 années de pouvoir ! La cohérence asiatique s’est différemment nourrie selon de grandes lignes communes qui transcendent le caractère apparemment disparate des pays asiatiques. L’attention portée à l’harmonie et à l’empathie est extrême, sans y chercher des justifications scientifiques ou philosophiques. Le consensus social est plus mis en valeur que l’argumentation intellectuelle ouverte. Le cadre du comportement en société est délibérément collectif, avec un respect particulier pour les règles établies et pour les pratiques familiales. La loi a toujours été considérée comme un instrument de l’État.
À quoi est donc due cette remarquable modernisation réussie, objet de la seconde partie ? Pour tenter d’y répondre, après tant d’autres observateurs, Jacques Gravereau part encore de l’exemple chinois. L’abondance de l’eau en provenance des sommets himalayens, qu’il convenait de maîtriser, d’endiguer, d’utiliser pour faire émerger cette civilisation du riz superbement analysée par Pierre Gourou, a conduit très tôt à l’émergence d’une stricte solidarité villageoise tout en donnant au travail une utilité et une dignité qu’il n’a pas connues sous d’autres aires civilisationnelles : le paysan chinois n’a jamais connu le servage. Ce travail s’est effectué au sein des unités familiales qui ont fourni le cadre d’une solidarité économique étendue. Dès avant l’apparition des banques, les tontines ont fourni des capitaux pour financer l’étude des plus doués, les investissements nécessaires au lancement d’entreprises commerciales puis industrielles. Ces solidarités ont désormais atteint des dimensions mondiales au sein de l’immense diaspora chinoise qui a atteint les 70 millions de personnes, au point de remettre en cause l’État-national comme principe d’organisation économique.
Pour les sociétés asiatiques, nul tabou idéologique ou religieux n’entoure l’argent et l’enrichissement, d’où cette volonté, visible aujourd’hui dans les grandes villes comme Pékin, Shangaï ou Canton de montrer ses richesses. Tous les membres de la famille étendue, du clan, de la province participent à la collecte des informations sur les biens, leur coût, leur localisation. On répond avec rapidité à la demande. Nulle part en Asie l’entreprise n’est ni sujette, ni suspecte. Loin des schémas théoriques ou des approches macroéconomiques dogmatiques, la religion principale de l’Asie fut la recherche à tout prix de la croissance, forte, pragmatique et extravertie. Le système a montré certes certaines faiblesses en 1997-1998, mais les deux géants nippon et chinois n’ont pas fléchi et les autres pays sont repartis dès 1999. On sent que Jacques Gravereau penche plutôt du côté de la Chine que du Japon, sur le sort duquel il passe peut-être un peu vite. Le poids économique de la première devrait égaler celui du second d’ici un quart de siècle et cela changera bien des choses dans la région et dans le monde. C’est que les pays asiatiques recèlent de formidables potentiels de croissance dus en partie à ce primat accordé à l’éducation (3 % du PIB pour l’éducation primaire, le double du taux latino-américain) ou le niveau élevé de l’épargne (31 % en Asie orientale, 26 % au Japon, 21 % dans l’Union européenne et 15 % aux États-Unis).
Les pays asiatiques ont su développer quatre cercles vertueux : avoir réalisé une réforme agraire à temps, avoir conféré à l’État un rôle de gardien de la stabilité et de garant du long terme, avoir su aménager une coopération pragmatique entre les différents acteurs économiques : entreprises, syndicats, État, investisseurs étrangers. Certes les éléments de crise demeurent : invasion de Taïwan ; quelle sera alors l’attitude de l’Occident compte tenu des précédents du Koweït ou du Kosovo ? L’implosion de la Corée du Nord provoquera des ondes de choc dans toute la région. Quant au Japon, il est frappé du syndrome du vieillissement au point d’être l’otage du parti des petits vieux hostiles à toute réforme.
Cependant, l’auteur pense que la palette asiatique offre une telle variété que l’avenir apparaît multiforme. L’accumulation de richesses après tout n’a jamais été un fleuve tranquille. Le vieillissement menace toutes les sociétés développées alors que la Russie connaît une perte démographique sèche. Le véritable défi n’est ni économique, ni stratégique, mais culturel. Voilà le fameux débat sur les « valeurs asiatiques » déjà entrevu dans la première partie. Il est sûr que celles-ci en corollaire de leur aspect positif et moral ont aussi leurs zones d’ombre. Le souci exagéré de la famille crée le népotisme. Le fonctionnement des réseaux de solidarité encourage le favoritisme et l’économie parallèle. Il piétine les règles de droit. Derrière l’ordre de façade se niche la corruption. Le repli sur les valeurs nationales peut être en conflit avec l’ouverture internationale, au nom de protections spéciales que pourraient revendiquer certains États pour ne pas pratiquer des règles du jeu global, à l’heure d’Internet et du commerce mondial ; mais observe l’auteur, nous connaissons cela, que nous appelons l’Europe sociale ou l’exception culturelle française.
Au nom de la différence, le Japon se retranche souvent sur les Nihonjinron, valeurs japonaises. La Chine s’en prend à la pollution spirituelle de l’Occident. Mais peut-on demander à l’Asie, si fière de sa culture et de sa cohésion sociale, de ne pas chercher à se retrouver aussi massivement dans cette vision d’elle-même et de ce qui la motive face à la déferlante modernisatrice qui a aussi été déstabilisatrice pour ne pas dire inégalitaire ?
Combien de temps durera encore l’hégémonie de l’Occident sur tous les plans alors que le slogan « la technique occidentale et l’âme asiatique » est loin d’avoir épuisé toutes ses forces et son actualité. Non seulement l’Asie doit être prise au sérieux, ce qui semble bien être le cas, mais il conviendra d’apprendre à gérer cette différence. L'analyse de Jacques Gravereau sera jugée certainement optimiste par les tenants de la « crise asiatique ». Les observateurs qui estiment inéluctable le conflit entre Washington et Pékin trouveront même ses propos lénifiants. Il me semble que nous devrions nous méfier de tels propos systématiques : le pire n'est jamais sûr. Rien n’indique que les conflits de civilisation, à la Huntington, conduiront automatiquement à des affrontements et des conflits. L'auteur nous incite à l'ouverture et au dialogue avec l’Asie qui recèle encore tant de force et de dynamisme. Après l'avoir encensée ne nous en détournons pas. Elle mérite notre attention permanente. Tel est en définitive le message de Jacques Gravereau qui la fréquente depuis une génération et qui nous a livré dans son bel ouvrage une partie de son être. ♦