Gendarmerie - Gendarmerie nationale et Guardia civil : à propos des débats actuels
Dans la période d’interrogation et de malaise que connaît actuellement la gendarmerie nationale, le souci de saisir dans leur complexité les phénomènes en relation avec cette institution peut conduire à prêter une attention particulière aux expériences acquises par les autres forces de police à statut militaire, notamment européennes. Ainsi l’histoire récente de la garde civile (Guardia Civil) espagnole, présentée minutieusement dans une récente recherche (1), fournit, à cet égard, de pertinentes pistes d’analyse et de réflexion, notamment sur les questions, ô combien importantes, de la démilitarisation et de la syndicalisation.
« Entité grande et efficace et de robuste vitalité » selon la formule de l’écrivain Benito Perez Galdos, la garde civile fut constituée au sein du ministère de l’Intérieur, en 1844, sous la houlette de son premier inspecteur général, le Duc de Ahumada, sur le modèle de la gendarmerie française, même si cette filiation imputable, il est vrai, à l’épisode napoléonien a été plutôt passée sous silence par l’historiographie officielle.
Force de police des campagnes, la garde civile est demeurée, depuis ses origines, une composante à part entière de la famille militaire ibérique. Aussi, après la mort du général Franco (1975), le débat sur la démocratisation a-t-il logiquement débouché sur une controverse concernant la démilitarisation du corps.
Un premier pas important a été fait dans ce sens, dès 1978, avec la décision de faire relever les jugements des infractions commises par les gardes civils de la juridiction judiciaire et non plus comme auparavant de la justice militaire, sous réserve des crimes mettant en péril la sûreté de la nation (trahison, espionnage et désertion). Avec l’arrivée au pouvoir du parti socialiste en 1982, cette question devait prendre une dimension particulière, certains responsables de la gauche ayant annoncé clairement leur volonté d’obtenir si ce n’était la disparition de la garde civile, au moins des réformes d’ampleur de son organisation, dans le sens d’une démilitarisation totale et irréversible.
Ces mesures, notamment la suppression du système de l’encasernement et l’autorisation de la syndicalisation, étaient considérées comme nécessaires pour consolider le processus de transition démocratique ébranlé, l’espace de quelques heures, par la tentative de pronunciamiento du lieutenant-colonel Tejero Molina, qui, à la tête d’une poignée de gardes civils, le 23 février 1981, s’était emparé les armes à la main de la tribune des Cortes.
Cependant, dès son entrée en fonction, le gouvernement de Felipe Gonzalez eut à faire face à plusieurs situations de désordres et de conflits sociaux au cours desquelles il put compter sans défaillance sur les formations de la garde civile, de sorte que, devant ce qui a été interprété comme une manifestation de loyalisme à l’égard du pouvoir démocratique, les projets de réformes d’ensemble allaient rester dans les cartons, les socialistes espagnols « s’accommodant » — c’est l’euphémisme généralement employé en Espagne à ce sujet — du statut militaire de l’institution.
Par la suite, la loi organique du 13 mars 1986 a renforcé la dépendance opérationnelle de l’institution par rapport au ministère de l’Intérieur. Depuis lors, en effet, la direction générale de la garde civile est intégrée dans l’organigramme de ce ministère, le poste de directeur général étant désormais confié à une personnalité non militaire. Cette mesure significative d’une « civilianisation » du corps a cependant largement pâti du scandale autour de ce premier directeur général civil, Luis Roldan, objet de poursuites judiciaires et finalement emprisonné pour détournements de biens publics et corruption…
Le décret du 1er janvier 1987, traitant de la réforme du ministère de la Défense, indique néanmoins que la garde civile reste un élément de la défense nationale et conserve une organisation calquée sur celle de l’armée. L’alternance politique de 1996, avec l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de centre droit (parti populaire) dirigé par Jose Maria Aznar, a confirmé ce recul manifeste des projets de démilitarisation. Aussi, dans l’état actuel des choses, la Benemerita continue de relever du ministère de la Défense pour la gestion de ses 75 000 personnels, tout en demeurant habilitée à accueillir des appelés du contingent qui peuvent servir dans ses rangs en tant que gardes civils auxiliaires. Sur un plan plus symbolique, elle a conservé le cérémonial militaire, avec, par exemple, le rituel serment sur le drapeau au moment de l’incorporation des nouvelles recrues.
S’agissant de la question de la syndicalisation, la constitution espagnole de 1978 dans son article 28 interdit explicitement l’exercice du droit syndical aux personnels des forces armées : « Une loi pourra limiter ou exclure le droit de se syndiquer aux forces et institutions armées et à tous les corps assujettis à la discipline militaire ». Cette interdiction a toutefois été contournée, ces dernières années, avec la création de syndicats clandestins (l’Union démocratique de la garde civile et le Syndicat unifié de la garde civile), donnant lieu à des conférences de presse au cours desquelles des gardes civils encagoulés exprimaient des revendications, pour l’essentiel, catégorielles (notamment la suppression de l’encasernement, l’augmentation des salaires, l’extension de la protection sociale, la réduction des charges de travail, la possibilité de constituer des syndicats…).
Par ailleurs, plus récemment, une association de femmes de gardes civils a également été constituée, pour développer, là aussi, une action revendicative. Enfin, une autre tentative, plus subtile, a conduit à la mise en place d’une association de gardes civils (Coproper 6-J), fonctionnant plus ou moins officieusement, avec comme priorité affichée de contribuer à renforcer l’intégrité des personnels et à dénoncer les cas éventuels de corruption.
Aussi, par rapport à la situation de la gendarmerie française, la différence de taille concerne bien le rattachement direct de la garde civile au ministère de l’Intérieur (secrétariat d’État à la sécurité) pour tout ce qui concerne les missions de police et de maintien de l’ordre, au même titre que l’autre composante étatique du système policier espagnol, à savoir la police nationale (Cuerpo National de Policia) (2), l’exercice de la police judiciaire étant, comme en France, placé sous le contrôle de l’autorité judiciaire.
Intervenue dans le contexte historique et politique particulier de la transition démocratique, cette réforme n’a cependant pas remis en cause un caractère militaire qui, loin de se limiter à une question de rattachement ministériel, procède également d’autres éléments organisationnels et culturels, et auquel les gardes civils, comme leurs homologues de la gendarmerie française, paraissent largement attachés. Outre la participation éventuelle à des missions militaires pour lesquelles elle relève encore, sur un plan opérationnel, de l’état-major des armées, la dépendance de la garde civile vis-à-vis du ministère de la Défense ne concerne plus que le domaine organique, plus particulièrement, les questions disciplinaires et la gestion des carrières. Pour le reste, le problème de la syndicalisation n’est guère parvenu, en Espagne comme en France, à faire l’objet d’un traitement institutionnel constructif et prospectif, par la recherche et la mise en œuvre de formules intermédiaires compatibles avec le statut militaire, mais susceptibles de répondre aux attentes légitimes des personnels en termes de représentation et de prise en considération des revendications professionnelles.
Il s’agit là d’un chantier important pouvant s’inscrire dans une réflexion plus large, plus ambitieuse de la condition militaire qui reste à engager des deux côtés des Pyrénées. ♦
(1) Michel Dauge : Pratiques et institutions policières dans l’Espagne démocratique, thèse pour le doctorat de science politique de l’Université de Toulouse I, CERP, novembre 2001.
(2) Il faut cependant préciser que la politique de régionalisation mise en œuvre par la constitution de 1978 a reconnu aux communautés autonomes la possibilité de constituer des forces de police (Ertzaintza au Pays basque, Mossos d’Esquadra en Catalogne, Policia Foral en Navarre).