Les doctrines darwiniennes et la guerre de 1914
Thomas Lindemann est un jeune chercheur qui, bien qu’ayant pris du champ géographiquement en s’installant à Toulouse, s’est attelé à la tâche complexe et malaisée de sonder l’âme allemande et de comprendre les ressorts du comportement de ses compatriotes. Après un précédent ouvrage intitulé en toute modestie Des Allemagne et de l’Allemagne, publié dans l’ambiance d’une toute récente réunification, il s’attaque ici, dans le cadre d’une thèse de doctorat, à la part de responsabilité allemande dans le déclenchement de la Grande Guerre ; étant donné, comme le fait remarquer en préface le professeur Becker, que d’autres grands pays européens, « dans des formulations évidemment différentes », ne se sont à coup sûr pas contentés de subir passivement la montée des tensions.
Remettant à leur place, qui lui paraît relativement secondaire, les explications de nature économique ou sociale, l’auteur attribue le rôle essentiel à une croyance générale des élites allemandes dans le déterminisme darwinien. Les finesses diplomatiques de Bismarck sont alors oubliées, la domination des Junkers prussiens s’atténue et le monde économique, dont on dénonce « l’esprit mercantile », n’intervient qu’en second. Aux yeux des « doctrinaires », largement suivis par les milieux cultivés et par l’ensemble de la classe moyenne jusque dans les cercles les plus libéraux, la loi de la sélection naturelle est à l’honneur. Dans une manifestation de cet orgueil, qui fait penser à l’inscription de la stèle dans la clairière de Rethondes, le peuple allemand, le Volk, et au-delà la « germanité », représentent la face noble et porteuse d’avenir de l’humanité. Et comme, en assimilant la collectivité nationale à un être vivant, « le progrès d’un peuple dépend du recul d’un autre », la réussite, voire la simple survie, imposent la lutte. La guerre, « nécessité biologique », est le seul étalon valable pour trancher la compétition en éliminant « les faibles… les maladifs… les mous », au profit d’un Reich qui se sent « le loup le plus jeune, le plus affamé et le plus fort » du continent.
L’analyse des objectifs découle de ces convictions : se protéger à l’intérieur contre toute contamination raciale et à cet effet se débarrasser des Juifs, par exemple en les regroupant à Madagascar ; souder les descendants de Siegfried au sein d’un « vaste Empire centre-européen » ; y valoriser les critères physiques et moraux de la collectivité, glisser à l’extrême vers l’eugénisme, exalter l’héroïsme et le sport ; sortir de la grisaille d’une « paix pourrie, huileuse et graisseuse » pour combattre les peuples inférieurs et en premier les Slaves, « race vicieuse » et conquérir à leurs dépens l’indispensable espace vital. À ce stade, la constatation s’impose pour le lecteur moyen, mais il faut attendre la p. 332 pour que Thomas Lindemann passe aux aveux : en changeant certes le style wilhelmien, « Hitler n’a rien inventé » !
Revenons au contexte et puisons dans le livre des éléments parfois surprenants, mais exposés de façon convaincante. Guillaume II est déçu par la trahison du « cousin britannique » dont il a pourtant suscité l’hostilité par la concurrence commerciale et surtout le développement de la flotte de Tirpitz. Il souhaite certes plus de colonies, pour faire comme tout le monde, mais en évitant les métissages. Bizarrement, il ne semble pas voir en la France l’ennemi héréditaire, mais un pays bêtement « obsédé par le désir de revanche », par ailleurs décadent et usé, acharné à créer par l’alliance russe ce « cercle de fer » susceptible d’étrangler l’Allemagne. En revanche, l’attentat de Sarajevo n’est pas pour lui un acte isolé et accessoire, mais le symbole d’une action d’ensemble de l’adversaire principal. Le temps est révolu d’une Sainte Alliance où l’Empire tsariste jouait le rôle de rempart contre die gelbe Gefahr et les rencontres amicales avec Nicky n’y changeront rien. Pour le moment, une urgence, décidément valable pour le début comme pour la fin du siècle : « bombarder Belgrade » !
Thomas Lindemann ajoute à sa démonstration un élément essentiel et original : la perception des faits et l’interprétation des menaces à travers une « lentille » déformante. Il apparaît que les personnages-clés, le Kaiser et le Chancelier, se sentent paradoxalement sur la défensive. Solidaires de l’Autriche-Hongrie, ils en connaissent bien les faiblesses et l’hétérogénéité, mais, confondant le quantitatif et le qualitatif, ils ont l’impression que le temps travaille pour le « rouleau compresseur russe », méprisé mais craint. Subissant la pression belliqueuse de la rue, ils n’en sont pas moins conscients des risques. Bethmann est loin d’être décrit comme un conservateur et un boutefeu. La guerre permettrait pour lui d’avancer vers une social-démocratie contre « les forces réactionnaires et chauvines », mais il en imagine les « effets destructeurs et catastrophiques », au point – signe révélateur – de renoncer à planter de nouveaux arbres dans sa propriété de Prusse orientale. Il voit survenir les événements avec fatalisme, comme un saut vertigineux dans l’inconnu. « Ce qui rendait le conflit inéluctable était justement la croyance dans l’inévitabilité du conflit ».
L’argumentation de Thomas Lindemann est une thèse, au propre et au figuré. On peut l’adopter ou la discuter, mais ce travail brillant, vivant et documenté mérite un coup de… casque à pointe. ♦