Symposium des réserves - Les débats
Samedi 17 novembre 2001, environ 950 personnes – militaires d’active, réservistes et représentants du monde de l’entreprise – ont participé à la première journée nationale des réserves à la Maison de la Chimie à Paris. Cette journée, dont le principe est inscrit dans la loi du 22 octobre 1999, a permis de marquer le lien fort que représente le monde des réservistes entre les forces armées et la société civile. Un message du président de la République, Jacques Chirac, le discours d’ouverture du Premier ministre, Lionel Jospin, puis les deux interventions du ministre de la Défense, Alain Richard, et du secrétaire d’État à la Défense, Jacques Floch, ont révélé la force du consensus existant dans notre pays sur le rôle de la réserve et l’importance qu’y accordent les plus hauts responsables de l’État.
Cette manifestation parisienne a été d’abord conçue comme une vaste opération de communication, à la fois pour sensibiliser le monde politique et la société civile aux enjeux de la réserve, élément privilégié du lien entre les Armées et la Nation, mais aussi pour rappeler aux entrepreneurs les possibilités offertes par la loi en faveur de l’engagement de leurs salariés dans la réserve militaire. De ce point de vue, la journée aura connu un large écho dans le public et dans la presse, en particulier grâce à l’annonce par le Premier ministre du plan d’action gouvernemental pour la réserve, lequel comporte des objectifs chiffrés de recrutement. Pour l’avenir, cette journée restera comme la préfiguration de la journée nationale du réserviste, qui sera organisée dès 2002 au niveau régional, puis progressivement étendue à l’ensemble du territoire national.
Enfin, au-delà de l’opération de communication, par la richesse et la diversité des thèmes abordés, le symposium des réserves a également permis de dresser un état des lieux de la réserve militaire en France, en mettant en évidence les points forts de la réforme de 1999, mais aussi les premières difficultés d’application.
Le thème central des débats, choisi par la Délégation à l’information et à la communication de Défense (Dicod) en concertation avec la commission « communication » du Conseil supérieur de la réserve militaire (CSRM), était « Le partenariat forces armées-entreprises : le rôle des réservistes ». Le colloque a ainsi abordé deux volets distincts, les relations du réserviste avec son employeur militaire (Quelle réserve opérationnelle pour des armées professionnelles ?) et avec son employeur civil (De l’esprit de défense à l’esprit d’entreprendre).
Quelle réserve opérationnelle pour des armées professionnelles ?
La table ronde du matin avait pour objectif de préciser les besoins des armées, en tant qu’utilisateurs fonctionnels de la réserve militaire.
Cette première table ronde, animée par le journaliste Thierry Guerrier (rédacteur en chef à LCI), a permis d’écouter d’abord le point de vue du major général des armées, le général d’armée aérienne Wolsztynski, puis le témoignage d’un employeur direct, le colonel Chariglione, commandant la Légion de gendarmerie des Pays de la Loire (3 500 hommes et femmes répartis sur cinq départements), celui du chef d’état-major de l’Armée de terre, le général d’armée Crène et celui du directeur général de la gendarmerie nationale M. Steinmetz, ainsi que du général Gillot, secrétaire général du CSRM, et du contrôleur général Jean-Michel Palagos, directeur de la fonction militaire et des personnels civils (DFP) du ministère de la Défense ; leurs propos ont été complétés et commentés par le témoignage de trois réservistes choisis dans le monde de l’entreprise, le colonel (R) Pierre Bayle (Dircom de MBDA), le lieutenant-colonel (R) Pierre Servent (Dircom de Vivendi Waters) et le médecin en chef (R) Rémy.
Le général Wolsztynski a évoqué l’imprévisibilité croissante, surtout après le 11 septembre, des scénarios de défense hérités du Livre blanc de 1994 et l’importance, pour compléter la professionnalisation, de disposer d’une réserve effective et efficace. Le général Crène a souligné les efforts en cours dans l’Armée de terre pour la montée en puissance de la réserve opérationnelle, et les besoins réels en la matière après la suspension de l’appel sous les drapeaux et le départ des derniers appelés. Il a souligné la difficulté qu’il y aurait à créer un nouveau système de réserves avec l’appel à un volontariat dont on voyait encore mal à quoi il ressemblerait. Pour M. Steinmetz, le recours aux réservistes est une réalité concrète et tangible, avec en particulier les besoins liés aux catastrophes nationales, qu’elles soient naturelles (marée noire, inondations) ou accidentelles (explosion, risque lié aux transferts de munitions, etc.). Le général Gillot et Jean-Michel Palagos ont évoqué les travaux en cours pour la mise en application de la loi sur les réserves, le second insistant sur le respect de l’esprit de la loi pour maintenir un lien fort entre les Armées et la Nation.
Intervenant après une première série de questions de l’assistance, notamment sur la limite d’emploi fixée à 100 jours et sur les aspects matériels (couverture sociale) du réserviste en opérations extérieures (Opex), les trois réservistes intervenant à la tribune ont souligné quelques difficultés structurelles et suggéré quelques orientations à la réflexion. Le colonel (R) Bayle a rappelé que le réserviste était écartelé entre ses deux employeurs, le militaire et le civil, et qu’il lui était difficile de trouver des compromis sans une souplesse de ceux-ci ; notamment l’employeur militaire pour la durée des missions, trois mois représentant un obstacle rédhibitoire pour des réservistes ayant des responsabilités professionnelles – un point sur lequel le Cemat a affirmé que l’Armée de terre allait évoluer. Le lieutenant-colonel (R) Servent a souhaité que soit mise en place une véritable politique de ressources humaines (RH) des réservistes, permettant de mieux utiliser et valoriser leurs compétences, ce qui allait dans le sens des besoins militaires de spécialistes, mais n’était pas la réalité actuelle de la gestion des réserves — un point sur lequel le Cemat a également indiqué son intérêt. Enfin le médecin en chef (R) Rémy a souligné, au-delà du problème pour un membre de profession libérale de se rendre disponible sans un préavis minimum — la difficulté pour un « isolé » de monter son dossier, c’est-à-dire de préparer son départ en mission, un travail de plus de deux mois entre formalités administratives et perception d’un paquetage et de l’armement.
Le colonel (R) Craig Cheney, réserviste américain de l’armée de terre, venu spécialement de Washington, a fait un exposé très riche sur le système des réserves aux États-Unis. Ayant servi 12 années dans l’active et 18 ans dans la réserve, le colonel Cheney a la particularité d’être un fonctionnaire civil du Department of Defense chargé de la formation des « attachés militaires de réserve ». Lui-même, parfaitement francophone, est « attaché de défense de réserve pour la France ». Il a exposé que les armées (Army, Air Force, Navy, Marine Corps et Coast Guard) ont leurs propres réserves, complétées par la Garde nationale. La complexité est renforcée par le fait que le niveau fédéral est lui-même complété par une structure au niveau de chaque État, en particulier pour la Garde nationale.
Il a cité des chiffres qui ont donné « le tournis » à la salle, en termes d’effectifs et de budget des réserves (en dizaines de milliards de dollars) – ce qui a incité un peu plus tard Jacques Floch à demander qu’on ne « rêve pas » en faisant des comparaisons qui n’auraient pas de base rationnelle, entre la réalité française et la réalité américaine.
La proportion à garder à l’esprit, malgré tout, est celle résumée par une formule de ce responsable américain : la réserve représente 47 % des forces totales (avant mobilisation), pour un coût de seulement 9 % du budget total de la défense.
De l’esprit de défense à l’esprit d’entreprendre
L’après-midi, consacrée au monde de l’entreprise, a permis de préciser le point de vue des chefs d’entreprise, employeurs organiques des réservistes.
La deuxième table ronde, animée par Jean-Marc Sylvestre, du service économique de TF1, a été introduite par Michel Bon, président de France Télécom. Les autres intervenants étaient M. Roubaud, vice-président de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises et du patronat réel (CGPME), le médecin général Meyran, directeur central du service de santé des armées, M. Mondon, chef du bureau Réserve à la DFP, le colonel (R) Hervé Théaudière, cadre supérieur d’IBM en disponibilité (et président de l’Unor), le commissaire commandant (R) Jacques Aben, professeur de sciences économiques à l’université de Montpellier I (à peine revenu d’une Opex au Kosovo où il avait été utilisé comme spécialiste de la fiscalité), les capitaines de frégate (R) Jacques Suart (Dircom d’Elior) et Jean-Claude Luttman (DG d’Accor), le lieutenant-colonel (R) Prunier (cadre administratif à PSA), le capitaine (R) Christophe Barthélémy (directeur juridique d’EDF) et le lieutenant (R) Olivier Cloup (responsable marketing chez Dassault Aviation).
Dans sa brillante intervention, Michel Bon, tout en se défendant de ne pas connaître grand-chose au sujet, a apporté un éclairage particulièrement original et riche sur l’interface armées-entreprises. Commençant par déclarer que la défense et le monde de l’entreprise n’avaient rien d’antinomique, il a remarqué que le vocabulaire du monde des affaires était déjà très « pollué » par le vocabulaire militaire. Ensuite, la présence des entreprises hors de France a pour lui une signification aussi importante que celle des forces armées ; il a affirmé que la force d’un pays se mesure non pas seulement dans sa capacité de projection de forces, mais aussi au nombre d’entreprises projetées dans le monde. « La France, combien d’entreprises au Top 500 ? », demanderait Staline aujourd’hui.
Par ailleurs, les entreprises, pour une part significative d’entre elles, ne sont pas indifférentes à la sécurité de la France, y compris pour leur fonctionnement, a dit le PDG de France Télécom en citant la sécurité des réseaux de télécommunication : « notre activité a donc des liens avec la défense du pays ». Ainsi, beaucoup de choses que font les militaires sont, selon lui, indispensables aux entreprises, et on peut même dire réciproquement, a-t-il assuré.
Évoquant ensuite les modes de fonctionnement, il a relevé la similitude entre le « commandement » et le « management ». Il a cité également la ligne de front devenue « le front des ventes », les services généraux devenus back-office, l’intendance rebaptisée logistique, etc. « Les armées ont en réalité un siècle d’avance sur les entreprises en termes d’organisation, et en cela aussi l’expérience d’un réserviste peut apporter quelque chose à l’entreprise ».
À la question, que peut-on attendre d’un réserviste, Michel Bon a répondu en soulignant que ce qui était capital, c’était d’échapper à la schizophrénie habituelle consistant à dire : il y a un temps pour l’armée et un temps pour le civil. « Les réservistes font le contraire, je crois qu’ils doivent porter le flambeau plus haut ». Cependant, si l’entreprise doit redécouvrir les acquis militaires, l’armée elle aussi doit « s’intéresser davantage aux talents professionnels de l’entreprise », ne serait-ce que parce qu’un réserviste acquiert dans sa carrière professionnelle des compétences qu’il n’a pas encore lors de son premier contact avec l’armée — rejoignant ainsi la préoccupation exprimée dans la matinée d’une véritable politique de « RH » pour gérer les réservistes.
S’adressant enfin aux réservistes, Michel Bon leur a lancé : « soyez, sans timidité, les ambassadeurs de l’esprit de défense, poussez à la réflexion vos collègues de travail. C’est à vous de faire comprendre qu’il n’y a pas de nation sans une défense, ce qui suppose un effort et de la durée dans la préparation. Il faut en effet réintroduire le temps – la durée – dans une société qui se cantonne de plus en plus dans le vécu de l’instant ».
Au cours des échanges de cette deuxième table ronde, est revenu notamment le thème de la disponibilité du réserviste – avec la difficulté du travailleur indépendant ou profession libérale, ce qui vaut pour les agriculteurs comme pour les médecins, mais également la difficulté pour les PME de libérer du personnel sans se pénaliser. Michel Bon est intervenu dans la discussion pour dire que l’absence du réserviste par rapport à son employeur civil n’était pas un cas isolé, et était sans doute même marginale : « les entreprises sont ponctionnées bien davantage par les jurys d’assises, ou par les congés de maternité ». Il a soulevé l’hilarité de la salle en concluant : « on pourrait dire que les périodes de réserve, c’est un peu les congés de maternité des hommes ».
Un consensus a semblé se dégager sur le fait que, comme l’a notamment expliqué le colonel (R) Théaudière, certains types de périodes, comme les formations d’état-major, représentaient un gain considérable pour les entreprises dans la mesure où il s’agissait de véritables formations à l’organisation et au management, dont l’entreprise récupérait le bénéfice sans en prendre le coût. Avec la réduction généralisée du temps de travail, et l’allongement prévisible du temps de formation, les périodes de réserve devraient logiquement trouver une meilleure articulation qu’aujourd’hui. À ce sujet, M. Mondon a affirmé que les réserves pourraient s’insérer dans la problématique de l’aménagement de remise du temps de travail (ARTT) mensualisée. L’ensemble de ces sujets, a-t-on rappelé, est actuellement à l’étude au sein du CSRM, chargé d’élaborer et de proposer des solutions en accord avec les partenaires sociaux qui y sont représentés.
Plusieurs intervenants, y compris dans la salle, très participative, ont rappelé que la situation des cadres de réserve n’était pas celle des hommes de troupe, pour lesquels le dialogue avec l’entrepreneur civil peut également être compliqué par le fait de devoir franchir plusieurs niveaux hiérarchiques. Or, l’un des défis de la nouvelle réserve opérationnelle est de pouvoir attirer des hommes du rang.
Le statut juridique du réserviste a également été examiné dans toute sa diversité, Michel Bon soulignant l’extraordinaire distance entre les statuts du privé et du public. Le capitaine (R) Barthélémy a souligné à cet égard la fragilisation des clauses concernant la réserve dans les conventions collectives, dans la mesure où celles-ci s’appliquent à une situation de contrainte (convocation) et non pas de volontariat tel qu’il est désormais présenté. ♦