Le nouvel islam balkanique ; les musulmans, acteurs du post-communisme, 1990-2000
500 pages sur l’islam balkanique, c’est une aubaine. Lourde aubaine sans doute, neuf universitaires participant à l’ouvrage, mais l’on ne pourra désormais parler de cet islam-là sans faire référence à leur livre, auquel la Fondation pour la recherche stratégique apporte son concours.
L’introduction fixe le cadre. En 1990, début de la « décennie tragique », les musulmans des Balkans sont environ 8 millions. Comme chacun sait, ils sont le produit de la conquête ottomane, et les États entre lesquels ils se répartissent aujourd’hui le résultat d’une reconquista. Après avoir tenu le haut du pavé, les musulmans étaient devenus « citoyens de second rang ». La parenthèse communiste fermée, les voici acteurs à part entière. Ils tissent des liens avec la Umma et accueillent discrètement quelques salafistes, au point que l’on parle, mais faussement selon les auteurs, d’une « transversale verte », de la Thrace à la Bosnie.
La Bosnie est le chapitre le plus attendu. Son proche passé n’est pas reluisant : elle s’est trouvée, durant la Seconde Guerre mondiale, dans le camp des Oustachis et nombre de traditionalistes musulmans se sont enrôlés, à l’appel du mufti de Jérusalem, dans la division SS Handjar. La répression s’est ensuivie et, en 1989, il n’y avait que 14 % des jeunes musulmans à afficher leurs convictions. Le renouveau, amorcé par la politique de Tito, s’est accéléré avec la guerre, rudement menée du côté musulman par Alija Izetbegovic. L’armée bosniaque est le creuset de la rénovation : les imams y remplacent les commissaires politiques et des pasdarans iraniens y exaltent le martyr. Les combattants étrangers, dont quelques-uns viennent d’Occident, se regroupent dans des unités spéciales, dont la 7e Brigade est la plus connue. La réislamisation de la société marche du même pas et les ONG islamiques y contribuent, sous couvert de bonnes œuvres. La guerre finie, c’est le désenchantement ; A. Izetbegovic vient de quitter la scène politique. L’avenir reste incertain : quelques moudjahidine intraitables, réfugiés dans des villages ruraux, y ont établi une contre-société islamique, cependant que des salafistes immigrés prêchent toujours « le vrai islam ».
Laissant la Bosnie slavophone, passons aux albanophones, d’Albanie, de Macédoine et du Kosovo. L’islam y est plus paisible. L’Albanie n’est pas une. S’y côtoient trois communautés, l’une musulmane, l’autre catholique, la troisième orthodoxe. La rupture communiste y fut plus sensible qu’ailleurs, dans l’athéisme d’un régime de fer. Celui-ci disparu, la réislamisation est en cours, mais la compétition est vive entre les trois religions autochtones. Sali Berisha, musulman, y a longtemps tenu le pouvoir. L’effondrement de 1997 amena aux affaires son rival, socialiste et orthodoxe. Heureuse alternance, au moment où débute le conflit du Kosovo : pour les socialistes au pouvoir en Albanie, cette guerre n’est la leur que dans la mesure où l’UCK est laïque. Aujourd’hui, les musulmans albanais voient leur pays soumis à un « protectorat européen » et l’unité reste à faire, entre sudistes, orthodoxes et grécophiles, et nordistes musulmans.
Sur 2 millions de Kosovars, 90 % sont musulmans, mais leur islam est doux. Jusqu’à l’apparition de l’UCK, la Ligue démocratique d’Ibrahim Rugova dominait sans partage. I. Rugova n’est pas A. Izetbegovic. Pourtant, quelques musulmans nationalistes militent pour une grande Albanie et des contacts se nouent avec les acteurs extérieurs du prosélytisme musulman.
Ces contacts-là sont plus forts en Macédoine qu’au Kosovo. Parmi les 2 107 000 Macédoniens, 700 000 sont musulmans. Les autorités musulmanes s’efforcent de maintenir leurs ouailles dans la ligne modérée. Elles risquent d’être débordées par les bouillants salafistes de la Ligue de la jeunesse islamique.
La Bulgarie et la Grèce se distinguent de l’ensemble balkanique, et de façon opposée. En Bulgarie où, en 1992, on recensait 1 110 000 musulmans (Turcs pour l’essentiel) sur 8 500 0000 habitants, la coexistence intercommunautaire est devenue exemplaire, après les avatars d’une histoire cruelle : dans les dernières années du régime communiste, 850 000 Turcs avaient dû « bulgariser » leurs patronymes. En Grèce, la communauté de Thrace compte quelque 130 000 musulmans. Épargnée dans l’échange de population de 1923, cette communauté s’est maintenue, inassimilable dans une Grèce orthodoxe à 96 % et « viscéralement attachée à son identité religieuse ».
L’islam balkanique s’est donc réveillé. Son sort est douteux, écartelé qu’il est entre le prosélytisme sévère des salafistes et la séduction qu’exerce l’Occident. De l’ensemble du livre, on retire l’impression que l’Europe n’a rien à craindre de l’islam balkanique. La préface de l’ouvrage donne un autre son de cloche. M. van Bruinessen, professeur à l’Université d’Utrecht, distingue l’émergence, à partir des Balkans, d’un islam propre à « enrichir » la culture européenne, « comme le judaïsme le fait depuis longtemps ». Il se réjouit de constater que, dans les conflits ethniques récents, la grande majorité des Européens « ont sympathisé de façon naturelle avec les musulmans plutôt qu’avec leurs voisins chrétiens ». Ce bon apôtre hollandais, qui est en désaccord avec les auteurs du livre, ne nous dit rien qui vaille. ♦