Journal de guerre
Sur le plan purement historique, ce livre n’apprendra rien d’essentiel au lecteur sauf si celui-ci, affligé d’une ignorance crasse, découvre pour la première fois l’équipée accomplie de Koufra à Berchtesgaden. L’occasion est toutefois fournie ici de distinguer clairement dans cette aventure trois phases, entre décembre 1942, lorsque Leclerc choisit pour aide de camp le lieutenant Girard, « Free French » en poste à Fort-Lamy, et la conclusion victorieuse du printemps 45 : la première de ces phases, pittoresque, menée dans le bricolage et le dénuement, mais aussi dans la fraternité, le panache et la solitude du désert jusqu’à Tunis ; la troisième, celle des percées décisives et de la gloire désormais acquise, mais où les préoccupations hiérarchiques et les incidences politiques côté ami finissent par tenir autant de place que le combat face à l’ennemi ; et, entre les deux, la période marocaine de Temara, statique, pénible, non dénuée d’intrigues de toutes sortes, consacrée à la transformation d’une bande ardente en « grande boutique » moderne équipée à l’américaine.
Les événements relatés ont été vécus « au sommet », en raison de la présence permanente du rédacteur auprès de son chef. Les notes griffonnées à la hâte et volontairement non remaniées restituent les épisodes de doute et d’inquiétude de Leclerc, voire de fureur, comme ses moments d’exaltation et la genèse de ses coups d’audace. Elles confirment son indéniable rôle personnel et sa fougue dans les chevauchées vers Alençon, Paris et Strasbourg. Elles évoquent les contacts quotidiens avec les « grands fauves », les compagnons à la forte personnalité que furent Ingold, Quilichini, Dio, Massu, Cantarel, Crépin, Vezinet, Rouvillois, Langlade, Guillebon… et beaucoup d’autres, croqués sur le vif, sans oublier l’insupportable Malaguti, ni le regretté La Horie, dont « le succès (payé de sa vie) à Badonviller a été la pierre d’achoppement de tout ». Elles rendent compte aussi des multiples contacts, agréables ou souvent épineux, qu’un simple capitaine n’aurait pu décrire s’il n’avait été dans cette position, et sont émaillées des réflexions à chaud du Général ou de son entourage : parmi les Français, les « chefs vichystes » d’Alger, exécutés avec hargne, « une pétaudière… un panier de crabes… un tas de sagouins repus » qui tardent à décrocher les portraits du Maréchal, menés par un Giraud « m’as-tu-vu et plein de lui-même, pontifiant et cabotin ». Le ressentiment atteint Béthouard, coupable de non-ralliement au retour de Narvik ; Juin, dont la campagne d’Italie a droit à des formules condescendantes (une « historiette »… bagarre d’utilité douteuse entreprise pour « blanchir quelques étoiles ») classé par ailleurs « sans caractère, tremblant devant les Américains » ; de Lattre, chez qui est dénoncée « une recherche manifeste de l’effet » à la Victorien Sardou et qui est surtout soupçonné de vouloir absorber la 2e DB dans la 1re Armée ; les politiques enfin, en train de retrouver les délices de la vie démocratique à peine la capitale libérée. Les Alliés apparaissent bien sûr également : les Anglais, solides et fiables, qui « donnent toujours assez pour qu’on ne puise pas dire qu’ils nous laissent tomber, mais jamais assez pour nous permettre de faire ce que nous voulons » ; les Américains « oscillant entre hostilité et ignorance » au début, mais imbattables quant à l’organisation. Si on leur trouve la main un peu lourde dans la pratique du « bombing » a priori sur nos villes, et si les méthodes de leur infanterie sont sujets d’étonnement, le jugement sur les chefs est en général élogieux, notamment à l’égard de Haislip et, malgré ses outrances, de Patton.
L’apport sans doute le plus original et le plus attachant de l’ouvrage réside dans la description de la vie, au jour le jour, de cet étrange couple formé par le Général et son aide de camp, « une fonction qui n’est pas de tout repos ». Le patron est parfois invivable, impatient, agacé, « d’une humeur de dogue ». Le jeune officier attaché à ses pas encaisse, un moment souffre-douleur, peu après confident et à l’occasion discret conseiller ; il essuie les avanies suivies d’excuses et d’attentions attendrissantes ; il tient tête, recueille les monologues et s’occupe de façon quasi maternelle de son grand homme ascétique qui sans lui oublierait de manger et coucherait à la belle étoile. Ailleurs toutefois, les circonstances font au contraire qu’il n’est question que de réceptions, de châteaux de ladies ; et au passage à Londres du Savoy, de l’Albert Hall et de Savile Row. C.Girard était de toute façon le mieux placé pour tracer un portrait admiratif de cet homme de guerre hors du commun que fut Leclerc, « extraordinaire dans le feu de l’action… un express qui grille les stations », par ailleurs désintéressé, « sans une médiocrité ».
Un témoignage passionnant, forcément partial et ayant toutes les raisons de l’être. ♦