Ramses 2003
Dans la conclusion de notre présentation ici même de l’ouvrage magistral de Thierry de Montbrial intitulé L’action et le système du monde (1), nous avions émis le vœu d’avoir, encore une fois, le privilège de présenter à nos lecteurs le Ramses 2003. En effet, comme ils le savent, Ramses est le nom du rapport annuel dans lequel l’équipe de l’Institut français des relations internationales (Ifri) analyse « les grandes tendances du monde », tout en mettant à notre disposition des « repères » concernant l’actualité.
Comme de coutume, c’est Thierry de Montbrial qui en a rédigé l’introduction, dans laquelle il nous présente ses « perspectives » personnelles. Précisons tout de suite que celles-ci ont été arrêtées à la veille du 14 juillet, ce qui entraîne qu’elles n’ont pas pu prendre en compte les événements majeurs survenus depuis, et en particulier le déchaînement des menaces d’action militaire preemptive lancées par les États-Unis contre l’Irak ; ni, à plus forte raison, la « guerre tchéchène » qui vient d’éclater tragiquement au cœur de Moscou au moment même où nous écrivons ces lignes. Pour le premier événement, il en a été tenu compte, bien évidemment, lors de la présentation du Ramses 2003, puisqu’elle a eu lieu à l’Ifri le 2 octobre, ce qui va nous permettre d’en retenir plus loin les points forts.
Ce sont donc les « événements du 11 septembre » qui ont présidé aux réflexions que nous propose ce Ramses, et Thierry de Montbrial les perçoit de la sorte : « Ce n’est pas que le monde ait (alors) brusquement changé… Ce qui a changé, c’est la manière d’interpréter le passé et de raisonner sur l’avenir ». Pour l’argumenter, il va utiliser de façon convaincante, la notion d’« unité active » qu’il avait définie ainsi dans l’ouvrage précité : « Un groupe humain de taille quelconque, mais doté d’une culture et d’une organisation communes, utilisant au mieux ses ressources, lesquelles comprennent les ressources morales, et en particulier les idéologies ». Il constate alors que le président des États-Unis, récusant ainsi tacitement la théorie du Choc des civilisations, c’est au « terrorisme » qu’il a déclaré la guerre ; et, note-t-il aussi : « Israël, l’Inde, la Russie ou encore la Chine se sont engouffrés dans le boulevard qui leur avait été ainsi ouvert ». Pour lui toujours : « La guerre en Afghanistan a été, en définitive, une guerre des plus classiques, c’est-à-dire d’État à État ». Lors de sa présentation orale du Ramses, il ajoutera : « Il va en être de même par la suite, tant que les bases territoriales des organisations terroristes peuvent être localisées dans des États-voyous (Rogue States) ou dans des États-manqués (Failed States) ».
C’est alors que, pour prévenir les risques qui en résultent — et ce sera le deuxième point fort de sa présentation —, l’actuelle « Administration » des États-Unis va préconiser une doctrine d’« action préemptive », employant tous les moyens militaires, à commencer par ceux de haute technologie. Nous nous permettrons d’ajouter que c’est dans la même logique que cette Administration envisage désormais à l’issue de sa récente Nuclear Posture Review, l’emploi effectif d’armes nucléaires d’extrême précision, de faible puissance, modulable en fonction de l’objectif, et de forte capacité de pénétration en profondeur. Ce qui revient à balayer le concept même de dissuasion nucléaire, puisque celui-ci avait pour finalité de convaincre l’adversaire de renoncer à son projet d’agression, par la seule menace « terrorisante » (deterrence) de dommages insupportables pour sa population.
La troisième analyse majeure que nous propose le directeur de l’Ifri, concerne « l’Europe face à son destin », tel qu’il est apparu au cours de la guerre d’Afghanistan, et la nécessité qui en résulte d’avoir (enfin) une politique extérieure commune, en présence de l’« unilatéralisme » américain. Pour finir, se rappelant alors qu’il est aussi un expert reconnu de la science économique et en fervent disciple de Shumpeter, notre éminent ami constate que, dans ce domaine, certains mythes se sont évaporés, tels celui que « les cycles économiques auraient disparu », mais aussi que « le capitalisme était toujours transparent », nous rappelant alors, avec son maître, que « la force du capitalisme est de savoir s’adapter ». C’est avec modestie qu’il conclut ce brillant exposé, en nous rappelant que « la prévision est l’art le plus frustrant ». Nous ajouterions volontiers qu’en ce qui nous concerne, il en est de même de l’art de la synthèse.
Les dossiers de la réflexion d’ensemble sur les « tendances du monde », telles qu’elles se manifestaient il y a quatre mois, le Ramses les met ensuite à notre disposition dans ses trois « parties », où des experts reconnus ont rassemblé les résultats de leurs recherches concernant respectivement le « Terrorisme » (après le 11 septembre), la « Mondialisation » (et sa « Gouvernance ») et les trois acteurs majeurs qui sont les États-Unis (après leur « nouvelle révolution »), la Russie (après la surprise de son « sursaut ») et la Chine (face à l’« intégration globale »). Notons seulement ici que pour le « Terrorisme », qui est d’une particulière actualité, les dossiers qui nous sont proposés traitent des quatre sujets suivants : Nature particulière du terrorisme contemporain, (puisqu’il marque une « rupture historique » avec « la fin du terrorisme d’extrême gauche »), et l’émergence de « la globalisation » (qui a introduit « le doute sur l’idée de nation ») et l’apparition d’un « terrorisme global » ; Mutation du « Terrorisme islamique », qui est parti de l’« anticommunisme » pour se transformer en « djihad antiaméricain » ; Gestion des zones grises (que Philippe Moreau Defarges traite avec sa pertinence habituelle) ; enfin Mécanique de la géopolitique du blanchiment de l’argent (sale).
Pour finir, il convient de dire un mot des réflexions émises au cours de la table ronde que l’Ifri a organisée le 2 octobre pour présenter son Ramses, et qui a donc, bien évidemment, évoqué à nouveau tous ces sujets. En raison de sa particulière actualité, et puisqu’elle n’avait pas été abordée dans le Ramses (celui-ci ne contient pas d’entrée « Irak » dans ses « Repères »), c’est surtout l’éventualité d’une opération militaire « préemptive » américaine contre cet État qui a retenu l’attention, avec, toutefois, un aparté, très brillant comme toujours, de Dominique Moïsi concernant le « problème israélo-palestinien ». Disons tout de suite que pour Thierry de Montbrial, « la guerre contre l’Irak aura lieu, parce que George W. Bush le veut », et la discussion a porté alors sur sa probabilité et sur son échéance. Nous nous permettrons de dire ici que, pour ce qui nous concerne, nous souhaitons de tout cœur qu’il n’en soit pas ainsi, puisque, sans mandat formel de l’ONU, cela signifierait la fin du principe même de la « sécurité collective », alors qu’il préside aux relations internationales depuis la dernière guerre mondiale. Et pour ceux qui, comme nous, ne sont pas hantés par l’« obsession antiaméricaine », il est permis de craindre aussi que les États-Unis s’enlisent militairement dans le Moyen-Orient (et en Asie centrale), sans parler du magistral « choc pétrolier » qui en résulterait inévitablement. Sur un plan plus théorique, nous pensons qu’il est important, à cette occasion, de dénoncer l’amalgame que manifestent les actuelles dénonciations américaines contre l’Irak, comme nous avons déjà été amené à le faire dans cette revue à propos de l’Iran (2). Ce qui pour l’actuelle Administration, justifie une opération militaire « préemptive » contre l’Irak, c’est en effet la volonté qu’aurait Sadam Hussein de se doter d’« armes de destruction massive ». On ne saurait trop souligner que cette formulation confond, dans une même appellation, les armes nucléaires, les armes chimiques, les armes bactériologiques, ainsi que leurs vecteurs éventuels ; alors que, d’une part, ces armes sont très différentes dans leurs effets (certaines peuvent être aussi dangereuses pour celui qui les emploie que pour celui qui les reçoit), et que, d’autre part, elles ne sont pas compatibles avec les mêmes vecteurs (les bactériologiques, mais aussi les chimiques, sont difficilement adaptables à des missiles balistiques à grande portée). Par ailleurs, si la « prolifération nucléaire » a été condamnée par la quasi-totalité de la communauté internationale (le traité l’interdisant a été reconduit indéfiniment par 188 États), et si les pouvoirs de l’Agence internationale chargée de vérifier son application ont été sérieusement renforcés en 1997, il est loin d’en être de même pour les armes chimiques et bactériologiques. C’est ainsi qu’en ce qui concerne l’Irak, si on peut donc penser qu’il a pu conserver quelques stocks de ces dernières, d’autant qu’il a fait un large usage des armes chimiques dans sa longue guerre contre l’Iran, il paraît exclu qu’il puisse se doter d’armes nucléaires à brève échéance, alors que la fin de démantèlement de son programme antérieur date de quatre années seulement ; et les « preuves » fournies récemment à ce sujet par le Premier ministre de la Grande-Bretagne sont loin d’être convaincantes pour les experts. Passer outre à ces constatations aboutirait donc, en fait, à récuser toute valeur au traité de non-prolifération, et, par suite, à renoncer au principe même de la non-prolifération nucléaire. On peut remarquer, par ailleurs, que les États-Unis ont cessé de dénoncer les intentions analogues à celles de l’Irak qu’ils prêtaient à l’Iran, il y a peu de temps encore. Et aussi, que n’a entraîné pour le moment aucune vindicte de leur part, l’aveu tout récent fait par la Corée du Nord qu’elle avait entrepris un nouveau programme nucléaire militaire, (et cela avec l’aide du Pakistan), alors qu’un deal avait été conclu en décembre 1994 pour l’arrêt de son programme antérieur ; et bien que la Corée du Nord soit un exportateur avéré de missiles balistiques à grande portée (en particulier en Iran et aussi au Pakistan). Y aurait-il désormais, suivant la conjoncture, plusieurs poids et mesures en la matière ? Quoi qu’il en soit, il apparaît clairement que c’est en Asie qu’il convient d’observer désormais quel sera l’avenir du concept de « dissuasion nucléaire », tout en souhaitant que l’expérience n’en soit pas effectuée en vraie grandeur.
Comme quoi la consultation du Ramses de l’Ifri reste le support indispensable de la réflexion géopolitique, même pour les amateurs. Nous émettons donc le vœu que son prochain avènement consacre une de ses parties au sujet de « l’avenir de la dissuasion nucléaire », et une autre à « la géopolitique du pétrole » (y compris celle des oléoducs et des gazoducs), puisque les deux sujets ne sont pas sans rapport ; mais on peut craindre, malheureusement, que l’actualité « future » lui en fasse l’obligation. Pour ce qui concerne l’actualité « actuelle », remercions, encore une fois, le présent Ramses, son équipe de l’Ifri et son directeur, de nous l’avoir fait comprendre. ♦
(1) Marcel Duval : « À la recherche d’une science universelle de l’action », Défense Nationale, juin 2002.
(2) Marcel Duval : « Faut-il avoir peur de l’Iran ? », Défense Nationale, mai 2002.