La puissance maritime et navale au XXe siècle
« Pour la grande majorité des Français, la mer s’identifie aux plaisirs de la plage et du yachting. On est finalement à se demander, si, par une ironie de l’histoire, la France, dépendante du grand large n’est pas en train, à l’exception d’un tourisme estival de masse sur ses côtes, de tourner le dos à la mer ».
Cette citation du dernier livre de Philippe Masson est particulièrement pertinente et justifie à elle seule le grand intérêt de ce travail, en souhaitant qu’il soit lu par nos décideurs politiques et militaires. Il n’est que de voir les interrogations de certains responsables français sur la pertinence de la construction du deuxième porte-avions annoncée dans le projet de loi de programmation militaire 2003-2008, interrogations fondées sur des considérations de politique intérieure et non sur une analyse géopolitique du rôle majeur de la puissance navale en ce début du XXIe siècle.
Les lecteurs de la revue connaissent la très grande qualité des travaux de Philippe Masson, qui, outre ses éminentes compétences d’historien, est un expert reconnu des questions navales. Son livre vient à point nommé et suscitera certainement un intérêt élevé sur un sujet classique dans le monde anglo-américain mais trop souvent délaissé en France. Les études sur l’importance croissante de la puissance maritime au XXe siècle sont essentielles pour comprendre la complexité des relations internationales. L’attaque terroriste récente contre le super-pétrolier français Limbourg, dans une zone maritime stratégique majeure, est une cruelle illustration, a posteriori, des enjeux océaniques.
Il serait vain de vouloir résumer en quelques lignes un ouvrage de plus de 400 pages aussi riche et argumenté que passionnant à lire. S’appuyant sur la chronologie — indispensable pour l’historien — Philippe Masson couvre ainsi toutes les dimensions de ce que peut être la puissance navale. La dimension militaire est, certes, celle qui vient immédiatement à l’esprit ; mais il faut prendre en compte également les dimensions économiques multiformes. De fait, durant plus d’un siècle, hormis les guerres et les périodes de réelles récessions économiques, le transport maritime n’a cessé de croître pour devenir aujourd’hui un des principaux vecteurs de cette mondialisation dont on parle tant et qui n’est pas, comme le souligne à juste titre l’auteur, un phénomène récent.
En effet, grâce aux progrès de la construction navale, la croissance des tonnages transportés a été quasi constante, permettant dès le milieu du XIXe siècle de donner une véritable dimension mondiale aux échanges commerciaux. Aujourd’hui, deux pays comme le Royaume-Uni et la France qui ne sont plus les puissances coloniales qu’elles ont été jusqu’aux années 50 et qui donc n’ont plus, en théorie, la nécessité de maintenir les réseaux maritimes avec leurs anciennes possessions, ces deux États, comme une grande partie de l’Union européenne, comme les États-Unis ou de nombreuses autres régions notamment en Asie, ont leurs économies et leur développement plus que jamais tributaires des océans.
À travers les pages denses de son ouvrage, Philippe Masson décrit et analyse dans le temps toutes les évolutions et les composantes de ce que l’on appelle « puissance navale ». Militairement, les progrès technologiques s’inscrivent dans un processus permanent, mais dans lequel la doctrine d’emploi souhaitée ou imposée par les événements a toujours joué un rôle majeur.
Le capital ship a, quant à lui, changé. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, c’est le cuirassé qui s’imposait malgré de fortes concurrences comme les sous-marins. Pour ces derniers, les Allemands ont été particulièrement novateurs. Par chance pour les Alliés, le sous-marin du type XXI est arrivé trop tardivement en 1945, mais ses percées technologiques furent reprises au cours des années 50 par toutes les grandes marines occidentales et soviétiques. Avec le 7 décembre 1941, le porte-avions s’est alors peu à peu substitué aux cuirassés, la bascule se faisant « définitivement » lors de la bataille de Midway en 1942. Les États-Unis ont alors rapidement constitué la première force aéronavale mondiale qu’ils ont su conserver aujourd’hui avec une suprématie incontestée. Soulignons ici que l’US Navy était, avant Pearl Harbour, déjà en opérations le long de la côte atlantique pour protéger le trafic marchand vers le Royaume-Uni contre les menaces des sous-marins du IIIe Reich. C’est un exemple d’une action navale discrète et participant ainsi en avance à la gestion des crises, bien plus en amont que des forces aériennes ou terrestres dont l’engagement constitue un geste politique fort et souvent irréversible.
Depuis plus d’un demi-siècle, le porte-avions reste le pion majeur d’une flotte océanique, encore que certains experts préconisent de le mettre en concurrence avec des sous-marins nucléaires aptes à tirer des missiles de croisière. Le nucléaire a en effet bouleversé les fondements de la stratégie navale avec deux composantes principales : la propulsion d’une part, avec une autonomie quasi illimitée et d’autre part, l’armement. C’est ainsi que le sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) a été et reste aujourd’hui au cœur des stratégies de dissuasion. Le sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) est, lui, devenu un bâtiment majeur, en particulier s’il est apte à lancer des missiles de croisière. La France, à cet égard, a su mener avec persévérance un effort technologique sans précédent, engagé dès les années 50 avec le CEA, créé dès 1945, et les armées. Accélérés par la volonté du général de Gaulle, les travaux devaient aboutir à la réalisation simultanée de trois objectifs distincts mais complémentaires : la propulsion nucléaire, le sous-marin porteur et les missiles à tête nucléaire. Véritable défi technique, mais aussi humain, rempli avec succès en 1971 lors de l’entrée en service du SNLE Le Redoutable. Lorsqu’en 2012, la Marine nationale mettra en œuvre son premier SNA de nouvelle génération du type Barracuda, une nouvelle étape sera franchie conférant à la France une capacité nouvelle d’action stratégique à partir des océans.
Ce qui est frappant dans les analyses de Philippe Masson, c’est de voir comment les grandes marines de guerre n’ont jamais livré, à quelques exceptions près, la grande bataille navale pour laquelle elles s’étaient longuement préparées. Durant la Première Guerre mondiale, hormis le Jutland, il n’y a pas eu d’affrontements massifs et directs entre les escadres de cuirassés. À l’inverse, les Alliés durent improviser une riposte technique et tactique face à la menace nouvelle des sous-marins allemands. De la même façon, durant le second conflit mondial, la flotte de surface allemande est pratiquement restée bloquée dans ses abris, si l’on excepte les épisodes de l’Amiral Graf Spee et du Bismarck. Lors de la bataille de Midway, seules les composantes aéronavales ont été engagées. Ainsi, lorsque les Japonais signèrent leur capitulation, à bord du cuirassé Missouri, s’écrivait la fin d’une page de l’histoire maritime.
Très vite, la guerre froide s’est également livrée en mer. L’Union soviétique a aussi consenti des efforts énormes pour essayer — en vain — de se transformer en puissance océanique. Avec détermination, sans réelle tradition maritime malgré les efforts initiés deux siècles auparavant par le Tsar Pierre le Grand, Moscou avait bâti une marine offensive avec cependant un échec durable dans la maîtrise de la composante aéronavale. La flotte sous-marine soviétique, importante en nombre et avec quelques belles unités innovantes technologiquement, a constitué une menace majeure pour l’Otan dont les pays membres se dotèrent d’une panoplie très complète pour la lutte anti-sous-marine — du porte-aéronefs à l’avion de patrouille maritime, en passant par les frégates — qui fut utile mais qui aujourd’hui se révèle en grande partie inadaptée à la nouvelle stratégie privilégiant les opérations de projection de force.
Au cœur de l’ouvrage, il faut également retenir la dimension sans cesse croissante du Sea Power américain, révélateur non seulement des doctrines de défense mais également de la politique étrangère de Washington. Si au début du siècle, l’isolationnisme face au Vieux Continent est la ligne de conduite officielle, la Première Guerre mondiale voit un premier saut qualitatif et quantitatif de la flotte militaire. En dépit de « vacances navales » consécutives au traité de Washington, l’US Navy obtient la parité avec la Royal Navy, marquant ainsi une rupture historique pour la Grande-Bretagne depuis la lutte contre Napoléon. C’est bien le traumatisme de Pearl Harbour qui, de manière définitive, impose aux États-Unis de devoir être la première puissance navale mondiale capable de surclasser tous ses adversaires potentiels. L’auteur soulève l’aspect doctrinal de la marine américaine, avec des périodes fastes en innovations et progrès et d’autres moments plus délicats où l’outil naval manque de grands programmes comme à l’issue du Vietnam. Durant la décennie qui suivit et sous la présidence Reagan, elle a su se reconstruire, mais a parfois hésité sur la nature de ses missions, tout en s’opposant régulièrement à l’US Air Force, notamment sur l’intérêt des porte-avions, concurrents directs de l’aviation stratégique.
Ici, intervient une notion majeure et sous-jacente pour toute doctrine navale : s’exerce-t-elle pour projeter une action de force vers la terre ou est-elle avant tout orientée autour du contrôle des océans ? Au début de ce XXIe siècle, il est clair que la puissance maritime, pour les États-Unis et les pays occidentaux à vocation navale comme la France ou le Royaume-Uni, se dirige de la mer vers la terre. La plupart des opérations militaires menées depuis plus d’une décennie en témoignent.
Philippe Masson s’intéresse, ou plutôt s’interroge, sur les autres puissances maritimes. La France a su posséder de temps en temps une belle marine, comme, par exemple jusqu’à l’été 1940. Au prix d’efforts importants, elle a été capable de reconstruire une flotte crédible autour des deux porte-avions Clemenceau et Foch, mais en voulant toucher les fameux « dividendes de la paix », notre pays a vu sa marine régresser rapidement durant cette dernière décennie et ce, malgré la qualité reconnue de ses équipages et de ses navires. Trop souvent pour des raisons de conjoncture intérieure, les gouvernements successifs ont eu tendance à sacrifier la marine qui, dans sa dimension océanique, est effectivement coûteuse. Cependant, le projet de loi de programmation militaire 2003-2008 marque un arrêt de cette dégradation et les perspectives pour la Marine nationale semblent meilleures !
De fait, le livre de Philippe Masson est de lecture obligatoire pour tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin non seulement à la mer mais également à la défense, à l’économie et aux relations internationales. Pour l’Europe, il n’y aura pas de puissance sans une forte dimension maritime et croire que l’Europe, dont la France, ne serait qu’une puissance à vocation continentale serait illusoire, voire dangereux. Il faut donc remercier l’auteur pour ce travail historique, pédagogique et politique d’« intérêt public ». Souhaitons également que l’opinion publique française se rappelle plus fréquemment que la France est une puissance maritime à vocation mondiale. ♦