Si l'Amérique est revenue au centre de toutes les disputes, elle ne l'est plus comme objet mais comme sujet, en ceci qu'il faut repartir de la représentation qu'elle se fait d'elle-même pour résoudre la grave crise identitaire qui la secoue. Son unilatéralisme apparaît, à mesure que le fossé avec ses alliés se creuse chaque jour davantage, de moins en moins lié à des causes fortuites ou des divergences momentanées d'intérêts, mais au contraire ancré dans la tradition politique la plus ancienne d'une nation uniquement préoccupée d'elle-même, et dans son refus d'un monde pris comme principe de corruption. De là découle un discours guerrier, en complet décalage avec les efforts universels pour faire primer la règle de droit, phantasme hégelien de la « destinée manifeste » qui était déjà à l'oeuvre dès la création de « l'Empire américain » cher à Thomas Jefferson. Ce qui amène les Européens à se demander, après deux siècles d'identification forcée, si leurs valeurs héritées des Lumières sont réellement partagées de l'autre côté de l'Atlantique.
L'Amérique, sujet du monde
« These are the times that try men’s souls ». C’est ainsi que Thomas Paine commença The Crisis, dont le premier texte date de 1776. C’était l’époque ou l’armée des Insurgents, réduite à quelques milliers d’hommes, errait dans l’hiver du Delaware. C’était surtout l’époque où les habitants des treize colonies se bâtissaient une identité fondée sur la guerre avec le tuteur colonial et le massacre des Indiens, « ces sauvages sans pitié » écrivait Thomas Jefferson dans la Déclaration d’indépendance.
Deux cent trente ans plus tard, l’armée américaine n’en est plus à quémander argent, uniformes et armes au roi de France, mais le pays est secoué par la plus grave crise identitaire de son histoire, et on retrouve dans les discours du président George W. Bush la même exaltation, renforcée de l’idée que l’Amérique est entrée dans la phase ultime d’accomplissement de son destin. Ce renouveau mystique a généré en quelques mois crainte et rejet, au point qu’un éminent analyste américain a pu écrire : « un immense fossé s’est creusé entre les perceptions américaine et européenne du monde, et le sentiment de valeurs partagées s’effiloche progressivement. » Cette fracture entre une Amérique qui se demande qui elle est et à quoi elle sert, et une Europe fatiguée qui se compose des allures de sagesse, « cette plaie des vieux peuples excédés d’eux-mêmes » (1), ne relève pas d’un simple malentendu culturel.
Le retranchement du monde
Pourquoi fuit-on en Amérique ? Pour, comme le dit Susan Sonntag, se débarrasser de ce fardeau qu’est la civilisation, et retrouver nos origines barbares où tout est possible et tout est permis ? L’Amérique offre la possibilité d’effacement du passé pour ne voir que le présent, ne conservant d’autre mémoire que celle qui est utile pour l’avenir ; il y règne ainsi une ignorance volontaire de tout ce qui fit le monde depuis les origines, en un mot de tout ce qui l’encombre. Hegel écrivait dans ses Leçons sur la philosophie de l’Histoire que c’était « une terre de désir pour tous ceux qui sont fatigués de l’arsenal historique de la vieille Europe. L’Amérique se sépare du sol sur lequel s’est passée jusqu’ici l’Histoire universelle. »
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