L'identité militaire à l'épreuve des opérations extérieures à finalité pacificatrice
À l’heure où la professionnalisation est devenue une réalité quotidienne pour l’ensemble des armées françaises, les travaux de recherche du Centre d’études en sciences sociales de la défense (C2SD) apportent un éclairage intéressant et indispensable pour suivre de près l’évolution de la société militaire plus complexe qu’il n’y paraît ; pour analyser le comportement de ses membres en n’oubliant pas d’y inclure – nouveau paradoxe – le personnel civil ; et pour comprendre en partie les difficultés que peuvent connaître les armées dans l’affirmation de leur légitimité dans une société française peu au fait des enjeux de défense.
Il est clair qu’étudier ici l’insertion des armées au sein de la collectivité nationale requiert une approche sociologique solide, des études quantitatives et qualitatives poussées, sachant qu’il y a parfois une certaine différence entre la vision théorique telle qu’on peut la percevoir dans le 7e arrondissement de Paris et le quotidien d’une brigade de gendarmerie ou d’un régiment dans les marches de l’Est. Les études menées sur le terrain par le C2SD sont donc indispensables à cette nouvelle compréhension de la dimension humaine de la défense.
Emmanuelle Prévot-Forni, doctorante au C2SD, nous propose un travail particulièrement éclairant en s’appuyant sur l’étude d’un régiment d’infanterie, le 35e RI. C’est assurément une approche pertinente de ce que peut être l’Armée de terre à travers ce pion central que constitue le régiment et qui reste la « pierre angulaire » de la refondation entamée à partir de 1996. Le régiment regroupe en effet la quasi-totalité de la société militaire, officiers, sous-officiers, engagés, personnel civil et réservistes. Il est donc le lieu privilégié pour mieux comprendre le fonctionnement interne de cette collectivité fortement hiérarchisée et son insertion quotidienne dans son environnement immédiat, la ville où il tient garnison.
L’ouvrage s’articule en deux parties. La première, d’ordre méthodologique, explique l’analyse sociologique retenue par notre chercheuse. Il s’agissait d’abord de caractériser cette identité militaire propre à un régiment d’infanterie de l’Est de la France, « autrefois » appartenant au corps blindé mécanisé dont la mission était avant tout de contribuer à la défense du territoire national face à la menace venant de l’Est. La deuxième partie de l’étude confronte cette identité que l’on pourrait presque qualifier de « séculaire » face aux nouvelles opérations que constituent les engagements du régiment dans les Balkans en vue de participer au rétablissement de la paix.
Retenons de la première partie que l’observation in situ menée par l’auteur recoupe et confirme les travaux de Pascal Venesson sur la complexité de la société militaire engagée dans une mutation permanente et recherchant à s’inscrire dans des repères plutôt traditionnels, en contradiction avec l’environnement général.
Par ailleurs, la professionnalisation engendre des difficultés nouvelles par rapport aux populations antérieurement sous les drapeaux. Les engagés (EVAT) sont, à la fois, des professionnels avec une certaine technicité acquise ou à acquérir, et des soldats à l’affectivité développée, qui ont besoin d’un cadre sécurisant et assurant leur socialisation au sein de cette collectivité militaire que beaucoup découvrent à leur incorporation au régiment. La féminisation est également un facteur dimensionnant et crée de nouveaux comportements internes et externes à l’unité en introduisant des questions inédites notamment sur la famille. Enfin, si le régiment assure la cohérence d’ensemble, on peut définir plusieurs identités militaires en fonction de la catégorie d’appartenance, de recrutement ou de spécialités. Le régiment est donc une société complexe ayant une finalité propre, mais dont les comportements individuels auraient tendance à se rapprocher des normes de la société civile.
La deuxième partie porte sur l’impact des missions à finalité pacificatrice sur l’identité militaire en vue de discerner soit des éléments de rupture soit de continuité par rapport à la mission initiale « combattante » du régiment.
Globalement, toutes catégories confondues, les militaires sont satisfaits de participer aux opérations dans les Balkans. Cependant, cette satisfaction n’est pas uniforme mais différenciée en fonction de l’identité militaire du groupe d’appartenance. Tout d’abord, il faut prendre en compte la nature de la mission et de la perception de sa légitimité par les intéressés. L’opération à finalité « pacificatrice » est en effet vécue différemment. Pour le commandement, essentiellement les officiers, c’est la dimension globale qui importe, alors que pour les EVAT c’est plutôt l’enrichissement personnel et relationnel (pas uniquement financier) qui compte. L’un des aspects décisifs dans le vécu, positif ou négatif, de ces engagements hors du territoire national reste la nature du lien maintenu avec la cellule familiale (conjoint et enfants, parents, fiancé, amis...) restée en métropole. Une séparation provisoire, difficile ou bien maîtrisée, modifie complètement la façon dont est subie ou gérée la mission. L’une des responsabilités du commandement vise notamment à prendre en compte les difficultés psychologiques des militaires projetés. Ici interviennent de façon récurrente les relations au sein du groupe vécues comme un élément très fort avec le souci commun d’en retirer une expérience intéressante.
L’auteur de l’étude souligne à juste titre les limites de ses conclusions dans la mesure où le personnel interrogé n’a pas vécu d’Opex traumatisante avec des pertes ou des événements graves à affronter.
De plus, il s’agissait d’un régiment d’infanterie où la cohérence et la cohésion sont relativement aisées à atteindre. Il serait donc pertinent de poursuivre cette enquête dans d’autres types d’unités d’appui ou de soutien dont l’approche opérationnelle peut être différente.
Il ressort de toute façon que pour une armée de terre désormais professionnalisée, le vécu positif de l’Opex est essentiel pour consolider la légitimité interne et externe de l’institution militaire.
Le travail d’Emmanuelle Prévot-Forni est donc une première étape passionnante dans l’approche d’une nouvelle sociologie militaire. Il reste à souhaiter que sa thèse de doctorat soit également publiée et que le soutien du C2SD incite d’autres chercheurs à étudier avec une approche similaire d’autres régiments de l’Armée de terre. Ces expertises universitaires permettront au commandement de compléter ses propres enquêtes et de répondre de mieux en mieux aux aspirations légitimes des professionnels de la défense. ♦