Le crépuscule ottoman
Cet hommage d’un petit-fils à son grand-père présente à la fois le parcours hautement pittoresque d’un « personnage étonnant » et un reportage vivant sur la Constantinople d’avant la Grande Guerre. Bertrand Bareilles est un jeune pyrénéen, ouvert et sans façon, engagé dans les années 1880 par le sultan Abdul Hamid comme professeur de ses fils, auxquels vont se joindre au cours des années princes et princesses, enfants des dignitaires de la Cour. Peu soucieux du protocole, à la fois curieux, brouillon et distrait, mettant volontiers les pieds dans le plat, un tantinet cavaleur, se faisant à l’occasion journaliste, échotier, historien ou archéologue, ce Bareilles réussit le tour de force d’évoluer avec aisance auprès d’un souverain méfiant, qui lui réserve toute son indulgence, alors même que notre héros pèche par imprudence et n’est pas trop regardant quant à ses relations multiples et variées.
Cet originaire du pays de Comminges devient, y compris aux yeux des diplomates en poste comme le brillant ambassadeur français Paul Cambon, un connaisseur indispensable de la société locale ; et il se trouve bientôt mêlé de près aux grandes affaires agitant à cette époque le monde ottoman, comme les massacres arméniens de 1895 (qui précédèrent ceux de 1915), la pression allemande en direction du « Bagdad Bahn », et surtout les perspectives d’exploitation du pétrole irakien. Là se situent la grande ambition de Bareilles, qui fit œuvre de pionnier en un temps où « le naphte était recueilli dans des outres transportées à dos d’âne », mais aussi, à l’issue d’une « quête pathétique et obstinée », sa désillusion majeure après s’être heurté au scepticisme des responsables français, à la duplicité britannique et à plus fort que lui en la personne de Gulbenkian, le fameux « Monsieur 5 % ».
L’auteur fait ainsi revivre de belle manière, à l’aide d’anecdotes, de descriptions colorées et de dialogues restitués, cet aïeul fougueux et touche-à-tout (dépeint par ailleurs de façon savoureuse par Marcelle Tynaire lors d’un de ses voyages), s’embarquant pour Odessa en compagnie d’une aventurière russe, laissant en plan femme et enfants, parcourant le Bakou fin de siècle « coupe-gorge, énorme lupanar, enfer à ciel ouvert », sans oublier cette équipée, familiale cette fois, à travers le Kurdistan, les enfants ballottés dans un bissac à dos de mulet. Cet original fut aussi un visionnaire qui, des décennies à l’avance, prédit les futures crises au Kosovo comme au Koweït et envisageait déjà les difficultés liées à la question kurde et à la marche du foyer national juif.
Le livre réalise enfin une plongée dans le grouillement de Pera et Galata, le mélange des peuples, le rayonnement de la langue française. Écrivains et hommes d’affaires occidentaux affluent, avant l’ère du tourisme de masse ; on se bouscule sur la Corne d’or et on jase sur les « bizarreries » de Pierre Loti, toujours ensorcelé par le souvenir d’Aziyadé, organisant une fête à son bord pour le baptême de sa chatte et prenant parti avec véhémence contre les Arméniens à la surprise générale. Par la même occasion, le lecteur pénètre dans le monde feutré et sournois de la Sublime Porte et devient en pensée un familier de ce personnage difficile à cerner, mais ne méritant sans doute pas sa détestable réputation de « Sultan rouge » que fut Abdul Hamid. Les intrigues se multiplient, corruption et gaspillage règnent, la police est omniprésente, les puissances européennes rivalisent. Des espions « espionnent les espions » ; on finit par connaître le sien, le prier de s’abriter lorsqu’il pleut sur son lieu de faction et lui offrir le café. Au palais sont employés « 580 jardiniers et 600 cuisiniers » et le harem, marque de standing plus que de boulimie sexuelle, est alimenté depuis les « fabriques d’odalisques » d’Anatolie.
La fin est plutôt morose. Les espoirs de Bareilles sont déçus, le sultan est déchu et mélancolique, « la belle illusion des libertés promises par les Jeunes Turcs est envolée », la guerre est perdue malgré les vertus du soldat ottoman et s’installe la « tyrannie insupportable de Mustafa Kemal ». Comme les Russes blancs, les exilés traînent leur nostalgie et leur dénuement à travers Paris. Le rideau est tombé sur le chatoiement des eaux du Bosphore. ♦