Extraits d'un article publié en mars 1963 par la RDN dans la rubrique « Politique et diplomatie ». Compte tenu des délais de parution, c'est donc immédiatement après la signature du traité que Jacques Vernant a rédigé sa pertinente analyse.
Le rapprochement franco-allemand et les relations Europe-États-Unis (mars 1963)
Les entretiens que le général de Gaulle et le chancelier Adenauer ont eus à Paris, du 21 au 23 janvier, constituent plus qu’une de ces réunions de routine dont les deux chefs d’État ont pris l’habitude. D’abord, en raison du moment où cette rencontre est intervenue : après les accords de Nassau, après la conférence de presse du 14 janvier, et quelques jours avant la décision prise à Bruxelles par les Six de suspendre les négociations sur l’adhésion de la Grande-Bretagne à la Communauté économique européenne. Ensuite, parce que le résultat de ces entretiens n’est plus seulement un communiqué précisant les intentions des deux gouvernements : le président de la République et le Chancelier ont en effet signé un traité qui définit, dans les divers secteurs, où devra progresser la coopération franco-allemande, les moyens qu’on utilisera pour resserrer les liens entre les deux pays. Cette coopération s’effectuera dans le domaine politique comme dans le domaine économique, et dans le domaine militaire comme dans le domaine culturel.
…
Un autre paradoxe de la politique européenne est constitué par l’attitude prise aujourd’hui par les États-Unis et la Grande-Bretagne. Lorsque fut inaugurée en 1949 la politique européenne, les États-Unis en étaient les plus chauds partisans. Ils n’ont cessé depuis lors d’en saluer les étapes comme des succès nationaux. Or cette politique européenne tendait à l’unification progressive, économique d’abord, puis politique, des six États de l’Europe continentale de l’Ouest entre lesquels existait une solidarité de fait. Il était évident, pour qui prenait la peine d’y réfléchir, qu’à supposer que cette politique soit effectivement réalisée, l’Europe ainsi unifiée trouverait normal d’affirmer sa personnalité propre dans les affaires mondiales et d’avoir son propre mot à dire dans les problèmes diplomatiques et militaires qui la concernent le plus directement. En d’autres termes l’idée d’une force européenne, que ce soit ou non une « troisième » force importe peu, était implicitement contenue dans tous les projets européens qui ont vu le jour avec le plein accord des États-Unis et de la Grande-Bretagne depuis 1949.
Aussi l’inquiétude qu’on exprime aujourd’hui à Washington et à Londres devant cette idée ne peut-elle s’expliquer que pour deux raisons : ou bien parce que l’on n’avait pas sérieusement pensé aux conséquences inéluctables de la politique que l’on recommandait aux Six de pratiquer, ou bien parce que l’on ne croyait pas que l’Europe des Six réaliserait effectivement cette politique au point que ces conséquences en découleraient. Dans les deux cas, il s’agissait d’un calcul à courte vue.
* * *
Quelles hypothèses peut-on légitimement former, en ce début de février, sur l’évolution des relations européennes et l’avenir des relations franco-allemandes ? Il est possible selon moi de les résumer de la manière suivante :
1° Malgré des expressions parfois virulentes de mauvaise humeur, la cohésion des Six ne sera pas durablement affectée par la secousse qu’a constituée l’arrêt des négociations avec Londres. Les liens économiques entre les Six sont désormais trop étroits pour qu’il soit possible de les trancher ou de les distendre. D’ailleurs le traité comporte une automaticité qui impose aux partenaires le progrès vers une intégration économique toujours plus grande ; et l’intérêt de chacun l’y incite.
2° Par contre, j’estime improbable que la coordination des politiques des six membres de la CEE franchisse avant longtemps une étape décisive ; nos partenaires ont toujours été réticents à l’égard de ce projet présenté par la France ; ils le seront dorénavant beaucoup plus encore étant donné la pression très vive que les États-Unis et la Grande-Bretagne exerceront pour empêcher qu’il se réalise. (…) Si en effet cette double participation à une organisation de défense atlantique, et à une organisation de défense européenne, ne pose pas techniquement de problèmes insolubles, elle serait politiquement difficile à organiser si le désaccord actuel persistait entre Washington et Paris.
3° Parmi ces partenaires de la France, la République fédérale constitue un cas particulier. En effet, Bonn a d’ores et déjà dans le récent traité de Paris accepté de constituer avec la France le noyau d’une défense européenne. La coopération militaire ira de l’échange d’unités à la discussion et à l’adoption de plans de défense communs aux deux pays. Mais, d’autre part, Bonn a été l’un des premiers
gouvernements à annoncer son adhésion au programme de Nassau. Comment le gouvernement fédéral conciliera-t-il ses professions de foi indéfectiblement atlantiques et son souci de s’aligner sur Washington avec la politique française qui tend à constituer un échelon européen autonome au sein de l’Alliance atlantique ? (…)
Le ministre des Affaires étrangères, M. Schrœder, et le nouveau ministre de la Défense de Bonn, M. Von Hassel sont également de chaleureux partisans d’une étroite collaboration avec Londres et Washington. Ces hommes politiques craignent qu’en prenant ses distances à l’égard des Anglo-Saxons la République fédérale n’accentue la tendance qu’ont certains Britanniques et certains Américains à rechercher avec Moscou un compromis sur la question allemande. C’est précisément pour empêcher qu’un accord de ce genre ne se réalise, « sur le dos de l’Allemagne » et au détriment de l’Europe, que ces milieux veulent à tout prix que la Grande-Bretagne entre et se sente dans l’Europe, et que l’Europe soit étroitement liée aux États-Unis.
On peut penser que c’est sur une même analyse de la situation mondiale que se fonde la politique française. Mais la conclusion que l’on tire à Paris de cette analyse est différente : pour que les intérêts de l’Europe soient défendus dans la grande négociation qui, un jour ou l’autre devra s’engager entre l’Est et l’Ouest, il faut, selon le gouvernement français, que l’Europe soit une réalité politique, économique et militaire. Il faut que les États qu’elle embrasse aient un minimum de cohésion par le moyen d’institutions communes où s’élaborent les grandes lignes d’une politique européenne. Cela suppose une Europe distincte des États-Unis et qui ait un large degré d’autonomie. À la Grande-Bretagne de choisir si elle entend participer ou si elle préfère au-dehors conserver, si faire se peut, son rôle d’intermédiaire entre l’Europe du continent et le monde extérieur. ♦