Le grand livre de la stratégie ; de la paix et de la guerre
Le titre du livre est immodeste, le sous-titre également. Il est vrai qu’Edward Luttwak est un « stratégiste » de renom. Ses avis sont écoutés au Parti républicain et, sans doute, dans l’actuelle Administration américaine. Il s’est fait connaître en France par son Paradoxe de la stratégie, traduit chez Odile Jacob en 1989, mais paru aux États-Unis en 1987. Depuis lors il s’en est passé, des choses ! La disparition de l’Union soviétique, les guerres du Golfe et du Kosovo, justifiaient une mise à jour. Ce livre-ci reprend, pour l’essentiel, le précédent, à l’épreuve des nouveautés.
Rappelons la thèse. La stratégie paradoxale dont il s’agit, c’est, tout simplement, la stratégie elle-même. Les frictions clausewitziennes, la surprise toujours recherchée, l’ennemi, malveillant par définition, font que « le bon sens est étranger à la stratégie ». Les meilleures solutions ne sont pas forcément les bonnes, la victoire a son point culminant et « trop de succès tue le succès ». Tout cela est bel et bon, mais déjà vu. L’essentiel de la démonstration remonte au bon vieux temps où la stratégie était bien circonscrite, et grandiose : lutte des énormes armées classiques dans les deux guerres mondiales, affrontement potentiel en Europe entre l’Est et l’Ouest.
C’est dans l’après-guerre froide que l’on attend l’auteur. Il nous livre, un peu dans le désordre, de riches réflexions. Relevons d’abord celle-ci : Edward Luttwak est un réaliste, républicanisme oblige. Les missions humanitaires et les interpositions entre belligérants ne rencontrent pas sa sympathie. « Depuis 1945, relève-t-il non sans pertinence, à quelques exceptions près, les conflits localisés n’ont jamais suivi leur cours naturel ». Or, empêcher un conflit d’arriver à son terme, qui est la paix du vainqueur, « produit toujours des suites néfastes ». Heureusement, ajoute-t-il, « l’activité des Nations unies étant, Dieu merci, limitée par le manque de générosité de ses États membres, sa capacité à saboter la paix reste limitée ».
Seconde idée : nous sommes entrés, nous les nantis du Nord, dans l’ère « post-héroïque ». Opportunément, la précision de leurs armes permet aux antihéros de mener des guerres sans risque, voire avec élégance. L’auteur nous propose une comparaison parlante. En janvier 1945, après quatre ans de bombardements sur Berlin, la ville est dévastée ; mais tout fonctionne encore, Hitler continue à transmettre ses ordres, la société berlinoise survit dans une certaine insouciance, rien de vital n’a été atteint. En janvier 1991, après quarante-huit heures d’action aérienne en Irak, Bagdad est intact, mais Saddam Hussein incapable de commander, la vie du pays arrêtée ; les frappes de décapitation ont fait leur œuvre. Encore Edward Luttwak nuance-t-il sagement l’optimisme : pour que les forces aériennes procurent, à elles seules, le succès, il faut que celui-ci ne soit pas trop ambitieux, qu’il n’exige pas l’occupation d’un territoire inamical et que le ciblage des frappes traduise une « compréhension intime du pays, de sa culture politique, de l’autorité de ses dirigeants ».
Ceci nous amène à l’avenir immédiat, lequel est en Irak au moment où nous écrivons. En conclusion, Edward Luttwak brosse de la situation des États-Unis un tableau « paradoxal », en accord avec sa théorie. Il met en garde ses gouvernants contre un usage immodéré de la puissance : « Des réactions de défense et des initiatives hostiles d’une envergure toujours croissantes seraient alors inévitables, (attitude) que la France a d’ailleurs commencé à adopter ». On pourra s’étonner de ce dernier jugement, venant d’un homme qui, dans la situation de préguerre où nous sommes, a violemment critiqué notre pays, pour avoir fait… ce qu’il pensait qu’il devait faire.
Ultime galipette, ce champion du paradoxe pose, tout à la fin de son gros livre, la question : « La stratégie est-elle utile ? » La réponse n’est pas évidente. ♦