La guerre des Malouines
Au printemps 1982, un conflit atypique a profondément remis en cause certaines perspectives stratégiques et a conduit à des évolutions majeures dans la doctrine d’emploi des forces. S’appuyant sur des revendications territoriales anciennes et cherchant une cause nationale fédératrice faisant oublier la crise économique et politique qui s’amplifiait, l’Argentine, en envahissant les Malouines, s’est engagée dans un conflit déstabilisateur aux conséquences stratégiques majeures. Le régime dictatorial de Buenos Aires s’est effondré avec un rétablissement de la démocratie, mais la crise économique latente n’a jamais pu être jugulée. Le Royaume-Uni, sous l’impulsion de Margaret Thatcher, a retrouvé une part de sa puissance militaire alors négligée et a intégré la capacité de disposer de moyens de projection de forces pour pouvoir assumer une politique étrangère plus ambitieuse. Si la littérature anglo-saxonne est relativement abondante sur ce conflit riche d’enseignements, les travaux français sont peu nombreux et souvent trop journalistiques. Il faut donc saluer la récente publication de l’ouvrage, rédigé par deux spécialistes français des questions de défense, qui offre au lecteur une étude très complète et actualisée, et dont les conclusions sont aujourd’hui très pertinentes alors que la France a réorganisé ses forces conventionnelles pour qu’elles soient aptes à agir loin de la métropole.
L’un des paradoxes de cette guerre repose sur le fait que les deux protagonistes appartiennent sans ambiguïté au camp occidental. L’Argentine, depuis toujours, s’est inscrite comme un allié du bloc atlantique avec un anticommunisme militant repris à son compte par la junte militaire à partir de 1976 à la suite de l’éviction d’Isabel Peron. Cette montée en puissance du nationalisme argentin s’appuyait sur la deuxième armée d’Amérique Latine avec un équipement moderne, des troupes entraînées et des instruments de puissance comme le porte-avions 25 de Mayo. Puissance militaire certes, mais déjà des fractures politiques internes que le succès du mondial de football en 1978 ne parvenait plus à dissimuler. La junte présidée par le général Galtieri a prétexté la récupération des îles Malouines sur des revendications ambiguës d’une souveraineté légitime alors que l’intérêt économique de l’archipel restait limité. L’opération argentine est menée avec succès début avril, avec un effet de surprise indéniable au détriment de Londres.
À cette époque, la Royal Navy était depuis plusieurs années dans une phase de déclin. En une décennie, le tonnage avait diminué de 20 % et l’abandon des porte-avions conventionnels au profit des porte-aéronefs à vocation de lutte anti-sous-marines avait marqué un repli sur l’Atlantique Nord.
Les auteurs du livre insistent sur les alliances révélées à l’occasion de ce conflit. En Europe, l’Espagne et l’Italie sont plutôt favorables à l’Argentine pour des raisons historiques, mais l’Espagne, très soucieuse d’asseoir son ancrage dans l’Europe, a plutôt favorisé Londres et ne s’est pas engagée dans une politique de soutien envers Buenos Aires. Cependant, et c’est une révélation du livre, l’attitude des Américains a été plutôt ambiguë au départ, avec des hésitations au sein même du pouvoir américain entre les Atlantistes et ceux qui considéraient que l’appui au régime anti-marxiste de l’Argentine restait la priorité. La France, dès le début et sans la moindre hésitation, a soutenu Londres.
La mobilisation britannique a été exemplaire avec une montée en puissance de la flotte qui a rassemblé jusqu’à 110 navires et 28 000 hommes prêts à être engagés pour reconquérir les Malouines alors qu’une action diplomatique ferme était conduite à l’ONU ; cette mobilisation n’est pas sans rappeler ce que les Britanniques avaient connu durant la Seconde Guerre mondiale et a contribué à un sentiment d’union nationale oublié depuis de nombreuses années. On peut souligner ici que l’aéronavale française en réalisant des attaques simulées contre la Royal Navy, a permis à cette dernière de s’entraîner et d’affiner son dispositif face à l’adversaire. La projection d’une force aussi loin a constitué un véritable exploit militaire et néanmoins a révélé un certain nombre de difficultés que les Britanniques ont su surmonter. Une des principales craintes a été l’utilisation par les Argentins des missiles Exocet. La maîtrise de l’espace maritime s’est affirmée très rapidement grâce au sous-marin nucléaire d’attaque qui en coulant le vieux croiseur Belgrano, a neutralisé la flotte argentine et en particulier le porte-avions 25 de Mayo et donc a contribué à isoler les garnisons argentines qui étaient sur les îles Malouines. Les pertes navales anglaises ont été importantes dès le début de l’opération, prouvant l’efficacité du couple Super-Étendard–Exocet (dont les Argentins possédaient cinq exemplaires), ce qui a créé des tensions entre la Navy et les représentants de l’armée de terre britannique qui, déployés sur place, ont mis un certain temps à s’engager dans l’action de reconquête des Malouines.
Il est intéressant de noter que les combats ont été particulièrement rudes mettant en valeur la rusticité du soldat britannique, apte à s’engager dans un terrain très difficile, accidenté et avec une météo épouvantable. Cependant à plusieurs reprises, la situation a été difficile et il s’en est fallu de peu que la spirale de la défaite ne touche la Royal Navy ; la perte de plusieurs frégates, de bâtiments de débarquement voire de bâtiments de logistique a fragilisé l’action militaire. À plusieurs reprises, l’amirauté a senti le vent du « boulet » argentin. Néanmoins, il faut souligner l’efficacité britannique avec en particulier une action simultanée entre le niveau politique à Londres, et le niveau tactique sur le théâtre. C’est ainsi que la Chambre des Communes a fait l’objet d’une manœuvre de déception pilotée par Downing Street auprès des députés britanniques et relayée internationalement par les médias. Margaret Thatcher a su habilement utiliser l’arme médiatique dans une des plus vieilles démocraties de la planète. Le 14 juin, soit deux mois et demi après le débarquement argentin, les forces de Buenos Aires sont obligées de demander leur reddition au terme de combats violents. En effet les pertes humaines et matériel ont été très importantes avec environ 1 000 morts (652 Argentins, 255 Britanniques) pratiquement tous militaires, ce qui contraste avec nombre de conflits contemporains.
La Royal Navy, analysant la destruction de plusieurs navires, a revu, depuis, la construction de tous ses bâtiments pour les rendre moins vulnérables aux incendies et aux avaries de combat.
Sur un terrain difficile, l’importance du facteur humain a été mise en évidence. Du côté britannique, tant le charisme que le leadership des officiers ont été exemplaires et ont constitué un élément clé de la victoire finale.
La logistique mise en place par Londres a été très efficace tandis que les hélicoptères ont apporté une contribution décisive pour les manœuvres des unités terrestres. À l’inverse, les Argentins n’ont pas su ravitailler des troupes qui n’ont pas manqué de courage, mais qui n’ont pas eu l’allant suffisant et qui ont été mal commandées. On peut cependant souligner la valeur des pilotes argentins qui ont utilisé leurs appareils avec détermination.
Le rôle des moyens de communication a lui aussi facilité la victoire britannique avec une efficacité réelle du commandement interarmées même si les rivalités entre la Navy et l’Army ont existé ; mais, de manière claire, est apparue la grande dépendance du Royaume-Uni à l’égard des États-Unis notamment pour les transmissions par satellites.
Les porte-aéronefs ont montré à cette occasion qu’ils pouvaient servir à une projection de force même si leurs capacités se sont révélées limitées.
Les relations entre les médias et les forces britanniques n’ont pas toujours été aisées, difficultés accrues par l’éloignement et l’isolement de la zone des combats. À l’issue, le MoD a su en tirer les leçons en considérant les journalistes comme des interlocuteurs avec lesquels il convient d’apprendre à travailler.
La chance a été également du côté anglais et a bénéficié à plusieurs reprises aux forces très professionnelles que Londres a su projeter. À l’inverse, les Argentins ont gâché de nombreuses occasions. Leur défaite a entraîné un changement de régime et la réintégration du pays dans le concert des nations. Londres, à l’inverse, a su profiter de cette victoire ; Margaret Thatcher a mené son pays au succès en y gagnant son surnom de « dame de fer » et a redonné au Royaume-Uni une crédibilité internationale fortement émoussée depuis de nombreuses années.
Les Malouines ont ainsi marqué un tournant décisif pour les armées britanniques dont le professionnalisme a constitué, depuis, un exemple à suivre. Vingt ans après, le Royaume-Uni a capitalisé les leçons de cette guerre atypique mais si riche d’enseignements encore d’actualité. ♦