L'obsession anti-américaine : Son fonctionnement, ses causes, ses inconséquences
Le 20 novembre à l’Ifri, Jean-François Revel a présenté son dernier ouvrage dans lequel il fustige les thuriféraires de l’anti-américanisme, mal chronique d’une partie du monde intellectuel, plus souvent porté au totalitarisme que le commun des mortels, comme disait Orwell. La clarté de la conférence a parfaitement illustré la thèse défendue. Le livre nous offre ainsi une critique sans concession de ceux qui sacrifient au rite incantatoire l’anti-américanisme démonologique. En raison de son obsession d’exception, la société française n’est pas épargnée (1).
Devant un auditoire nombreux et critique, comme le montra la séance des questions animée par Thierry de Montbrial, Jean-François Revel a détaillé la pluralité des « anti-américanismes ».
Celui de l’Europe tout d’abord. Alors que l’histoire contemporaine aurait dû renforcer les liens transatlantiques, le Vieux Continent fait souvent preuve d’ingratitude envers celui qui par deux fois a permis au camp démocratique de l’emporter, sur les autocraties des empires centraux, et sur l’un des régimes les plus monstrueux que l’humanité ait connu (2). L’argument de l’unilatéralisme avancé par les Européens ne résiste pas à l’épreuve des faits. Ce sont en effet les États-Unis qui ont été à l’origine d’une diplomatie rompant avec la pratique du secret, autour d’institutions internationales à vocation universelle au nom d’un droit supérieur, en fait au nom d’un jus europaeum pour reprendre l’expression de Raymond Aron (3).
Par ailleurs, la politique étrangère américaine a historiquement longtemps été marquée par l’isolationnisme, et la prise de conscience de ses responsabilités planétaires est souvent ressentie plus comme un fardeau que comme l’occasion d’assouvir des ambitions impériales (4).
Autrement dit, pour reprendre une maxime de La Rochefoucault, l’unilatéralisme est le reproche formulé par ceux qui ne peuvent plus intervenir à l’encontre de celui qui assume seul ses responsabilités politiques.
L’anti-américanisme d’Amérique latine est, quant à lui, le révélateur des frustrations des anciennes colonies espagnoles et lusophones, incapables d’autocritique, rejetant sur leur voisin du Nord la responsabilité de leurs échecs, par la substitution du mythe du bon sauvage par celui du bon révolutionnaire stigmatisant l’arrogance yankee au nom d’un romantisme suranné. Cette obsession s’estompe progressivement au rythme lent du développement économique et de la modernisation des sociétés.
Il n’en va pas de même pour l’anti-américanisme proche-oriental, et plus particulièrement celui du monde arabo-islamique, empêtré dans ses archaïsmes et rêvant des chimères de l’Ouma disparue, comme le rappelle Bernard Lewis (5) dans son dernier ouvrage. L’anti-américanisme « fonctionne alors comme un agent de déresponsabilisation », comme un alibi aliénant, comme un hallucinogène politique cultivé par les élites intellectuelles au profit des satrapes locaux. C’est dans son rapport avec Israël que s’exprime la haine de l’Amérique, alors même que l’État hébreu, né de l’antisémitisme européen porté à son paroxysme, a d’abord bénéficié du soutien de l’URSS, puis de la France, avant de se voir gratifié de la qualité d’allié privilégié des États-Unis sous l’Administration Nixon. Jean-François Revel rappelle avec justesse que toutes les avancées politiques dans la région ont été parrainées par Washington, cela aussi au profit de la partie arabe (6). La question centrale est ici celle de la modernité, de son refus, face à l’État qui l’incarne le mieux.
Il semble également intéressant de lire Jean-François Revel pour mieux cerner les maux dont souffre la société française. Les critiques formulées à l’encontre de la première des républiques modernes pourraient, et souvent avec plus de pertinence, être adressées à la nation qui les génère. Pourquoi ? En raison de son refus de voir le flambeau messianique de l’humanisme repris par la seule puissance planétaire (7) qui subsiste. « C’est en France que la perte du statut réel ou imaginaire de grande puissance cause le plus d’amertume » constate-t-il. L’anti-américanisme, qui touche d’abord le monde intellectuel et les élites, fédère en outre, au nom de valeurs souvent opposées, ceux dont la seule vocation est de combattre le système politique occidental, qu’Aron qualifiait de constitutionnel pluraliste, et le mode de création de richesse fondé sur l’économie de marché. L’Amérique est moins critiquée pour ce qu’elle est que pour ce qu’elle incarne. On assiste à la réécriture de l’histoire, à la stigmatisation des États-Unis pour mieux absoudre la défunte URSS, héraut tragique du combat progressiste, pour la défense des libertés réelles face aux libertés formelles.
Jean-François Revel illustre son analyse par des exemples pertinents : l’échec du multiculturalisme américain, c’est en fait du nôtre dont il s’agit, du « culturalisme » à la française qui exalte au nom d’une xénophilie sélective l’étranger, à condition qu’il ne soit pas Européen, pour mieux diaboliser l’attachement au patrimoine national. L’indulgence coupable dont bénéficie l’islam radical en France est symptomatique d’une perte de repères. L’exception culturelle, si le souci de protéger la création est louable, se transforme hélas souvent en farce nombriliste et narcissique où la création sert souvent de paravent à la médiocrité. Enfin, la récente actualité conforte la démonstration, la réplique légitime aux attaques du 11 septembre étant souvent présentée comme la manifestation d’un impérialisme agressif. Nous ne résistons pas au plaisir de citer ici Baudrillard : « …l’idée même de la liberté est en train de s’effacer des mœurs et de la conscience (…) La mondialisation libérale est en train de se réaliser sous une forme exactement inverse : celle d’une mondialisation policière d’un contrôle total, d’une terreur sécuritaire » (8). Face aux outrances d’un représentant reconnu de nos intellectuels, aveuglés dans leur refus de comprendre une réalité au nom de l’Idéologie, l’anti-américanisme et ce qu’il incarne – lutte contre le libéralisme politique et l’économie de marché, survivance de l’obscurantisme religieux et des cosmogonies d’essence totalitaire – auront de beaux jours devant eux.
La lecture de l’obsession anti-américaine relève donc d’une saine thérapie mentale. La critique des positions américaines est légitime, et la concordance systématique des intérêts entre Européens et Américains n’est pas souhaitable. Entre l’alignement inconditionnel et le rejet ontologique, Jean-François Revel nous incite à rechercher une position médiane, au nom des valeurs qui nous guident, pour une meilleure compréhension des véritables défis à relever. Il y va de nos intérêts, tout simplement. ♦
(1) La fiche de lecture est strictement fidèle aux idées de Jean-François Revel, seul le style, l’agencement des idées et leur mise en perspective, relèvent de la subjectivité du rédacteur.
(2) Précisons que les totalitarismes sont des créations européennes.
(3) Raymond Aron : Paix et guerre entre les nations ; Calmann-Levy, 1984, p. 720.
(4) La lecture de Diplomacy de Henry Kissinger convaincra les sceptiques.
(5) Bernard Lewis : Que s’est-il passé ? L’Islam, l’Occident et la modernité ; Gallimard, 2002.
(6) 1972 à 1976 « shuttle » diplomatique de Kissinger ; 1978 Camp David ; 1991 conférence de Madrid ; 1993 accords d’Oslo ; 1995 accords de Taba ; 1998 mémorandum de Wye Plantation…
(7) Jean-François Revel souligne ici avec amusement l’incongruité de la notion d’hyperpuissance, trouvaille d’Hubert Védrine pour expliquer la mutation du géant américain après l’effacement de l’URSS (hyper en grec a le même sens que super en latin, autrement dit, pour citer l’Ecclésiaste, Rien de nouveau sous le soleil).
(8) Baudrillard, Le Monde, 3 novembre 2001, cité p. 240.