Bleu Marine : enjeux et perspectives pour la Marine d'aujourd'hui
Les ouvrages en français traitant de stratégie maritime sont suffisamment rares pour que toute publication retienne notre attention, a fortiori lorsqu’elle porte sur la Marine nationale. Bleu Marine constitue de fait une initiative heureuse, voire originale, de l’état-major de la Marine et rompt avec une longue tradition de discrétion ou même de non-communication sur les enjeux navals. Cet ouvrage collectif se veut d’abord pédagogique et explique – certains diront, justifie – les choix faits depuis plus d’une décennie et confirmés par la loi de programmation militaire (LPM) 2003-2008 pour notre Marine. Il faut souligner ici que pour toute politique navale le facteur temps est particulièrement dimensionnant. La durée de vie d’un navire dépasse désormais trente ans. Des décisions heureuses ou malencontreuses, comme la renonciation à un type de bâtiment ou la réduction de la cible prévue (six SNA au lieu de huit, cinq frégates La Fayette au lieu de six…) ont ainsi des répercussions sur plusieurs années voire des décennies. Le maintien des capacités nécessite à tout le moins une volonté politique forte s’appuyant sur des moyens budgétaires appropriés et suffisants.
La Marine n’a pas échappé à ces difficultés ces derniers temps. De plus, la décision prise en 1996 de professionnaliser les armées impliquait de facto une diminution du format, et donc par voie de conséquence une réduction de l’aptitude opérationnelle navale, alors même que les engagements et les missions n’ont cessé d’augmenter. Certes, le modèle 2015 prévoit 82 navires de combat et de soutien, le même nombre qu’en 2002 ; mais, en une décennie, plusieurs types ou classes de bâtiment devront être impérativement construits si l’on veut atteindre le « format 2015 » défini lors des travaux stratégiques de 1996. Le volontarisme et la ténacité seront nécessaires, voire indispensables.
À partir de la description et de l’analyse des enjeux que représente la maîtrise de l’océan, l’ouvrage montre comment la Marine a su s’adapter aux évolutions stratégiques récentes et combien elle constitue un outil majeur de projection de puissance et de forces vers la terre, désormais nouvel objectif pour notre politique d’action.
La maîtrise des espaces maritimes, qui constituait – en dehors de la dissuasion nucléaire – une mission essentielle des marines occidentales, n’est plus un réel problème. Les adversaires potentiels ne sont plus très nombreux et la France, avec ses Alliés, est largement en mesure de traiter toutes ces éventuelles nouvelles menaces maritimes.
En revanche, la projection de puissance en vue de contrôler des théâtres terrestres devient un impératif pour la Marine. Trois programmes majeurs illustrent cette orientation relativement récente : le groupe aéronaval autour du porte-avions, les futurs bâtiments de projection et de commandement (BPC) et les frégates multimissions (FMM).
Le groupe aéronaval a pendant plus d’une décennie absorbé l’essentiel des crédits d’équipements du Titre V, au détriment d’ailleurs de la modernisation de la flotte de surface. Les retards accumulés pour des raisons budgétaires et certains déboires techniques, normaux compte tenu de la complexité du navire, mais trop vite médiatisés, ne doivent pas faire oublier la performance. Le Charles-de-Gaulle et son groupe aérien constituent désormais un outil stratégique de tout premier ordre et sans réel équivalent en Europe, y compris au Royaume-Uni. Si le bâtiment a été « surexposé », il ne faudrait pas négliger le rôle clé de l’aviation embarquée avec le binôme Rafale-Hawkeye, dont on ne mesure pas encore tous les apports sur le plan opérationnel. Le Rafale est un des meilleurs appareils actuels et sa polyvalence apportera d’ici peu des capacités d’action nouvelles pour la défense française.
Le deuxième programme majeur dont la dimension interarmées est essentielle, traite des deux futurs bâtiments de projection et de commandement (BPC) dont la construction est en cours. À l’expérience de la dernière décennie et tenant compte de la stratégie d’action et donc de projection retenue pour les armées françaises, l’opération amphibie est redevenue un enjeu dimensionnant. Certes, le volume des capacités retenues restera limité avec quatre TCD ou BPC capables de mettre en œuvre une force de réaction embarquée de 1 400 hommes. Les prochains navires vont cependant marquer un changement d’échelle et vont profondément modifier le concept national des opérations amphibies avec une capacité accrue d’action contre des objectifs à terre. Les BPC auront trois capacités principales : la batellerie pour le transport à terre des hommes et surtout des véhicules de combat ; le pont continu permettant enfin la mise en œuvre simultanée d’hélicoptères de combat Tigre et de manœuvre du type NH 90 ; et enfin les capacités de commandement. L’intégration d’un poste de commandement interarmées, équipé de tous les moyens de traitement de l’information et de télécommunications, constituera un atout supplémentaire pour que la France puisse revendiquer un rôle de nation cadre dans une action multinationale. Ces deux navires devraient rallier la flotte d’ici trois ans. Il faut cependant être réaliste et admettre que notre capacité nationale restera limitée dans ce domaine, du même niveau que nos partenaires espagnols et italiens. Le montage d’une opération d’envergure ne pourra se faire que dans un cadre multinational. L’initiative amphibie européenne (IAE) s’inscrit dans cette problématique capacitaire.
Le troisième programme, dont la réalisation devrait débuter au cours de la LPM 2003-2008, porte sur le renouvellement de la flotte de surface avec la série des dix-sept frégates multimissions (FMM). Ces navires qui pourraient être construits conjointement avec l’Italie permettront de rationaliser la flotte de combat en réduisant les familles de bateaux. Les plates-formes des FMM seront conçues pour deux types d’action : celles menées contre la terre et celles à dominante anti-sous-marine. Ces frégates marqueront un saut qualitatif avec notamment un équipage réduit, que rend possible une automatisation poussée. Il faudra cependant veiller à ce que la théorie n’aille pas à l’encontre des réalités imposées par la navigation et le combat.
L’ouvrage n’oublie pas d’autres programmes importants pour que la Marine conserve sa cohérence opérationnelle. Tout d’abord, et en cours de réalisation, les frégates Horizon vont assurer la défense antiaérienne, voire antimissiles, du groupe aéronaval lorsqu’il est déployé. Ces trois navires, très puissants, réalisés en coopération avec l’Italie permettront de remplacer des frégates aujourd’hui à la limite de l’usure comme le Duquesne admis au service actif en 1970.
L’autre projet, dont la concrétisation n’interviendra pas hélas avant la fin de la décennie, porte sur les sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) de nouvelle génération destinés à remplacer la série actuelle dont l’extrême compacité – prouesse technologique d’ailleurs – limite cependant l’emploi de nouvelles armes comme les missiles de croisière. Les SNA Barracuda devraient pouvoir tirer ces futurs missiles et agir ainsi contre des cibles à haute valeur situées en profondeur dans le dispositif adverse. Avant l’entrée en service du premier de la série, il va falloir faire tenir les actuels SNA, dont le premier a été admis au service actif il y a déjà vingt ans.
On le voit donc, la Marine n’est pas au bout de ses peines car, parallèlement à la construction et à l’entretien des navires, la question du personnel avec son recrutement, sa formation et son entraînement reste un enjeu majeur, pour ne pas dire, central. Pour cela, il faut une politique ambitieuse y compris sur le plan social pour attirer et conserver les meilleurs. La complexité accrue des systèmes d’armes induit aussi un surcoût en formation que l’on ne doit pas négliger si l’on veut faire le meilleur usage possible des navires. Les personnels resteront bien le cœur du « système » marine.
Bleu Marine explique ainsi les choix faits depuis plus d’une décennie et confortés par l’actuel LPM. Cet ouvrage pédagogique à portée généraliste, constitue un effort méritoire mais qui laisse le lecteur sur sa faim. On peut s’interroger ici sur la cible visée. S’agit-il des militaires et notamment ceux qui ne connaissent pas la Marine ? S’agit-il des décideurs politiques et économiques ? Ou, plus simplement, des lecteurs intéressés par les questions navales ? De ce fait, on pourrait souhaiter certains compléments utiles pour une deuxième édition comme des cartes ou des schémas en plus grand nombre. En simplifiant, cela reviendrait à réécrire une nouvelle Stratégie navale du présent rédigée il y a près de vingt ans par l’amiral Lacoste. Bleu Marine répond en partie à cette ambition mais ne constitue qu’une première étape. Il reste à souhaiter que d’autres travaux viennent compléter cet ouvrage car il est indispensable, si la France prétend être toujours une puissance maritime importante, que la stratégie maritime fasse l’objet de recherches, d’études et de débats et qu’elle ne soit pas réservée à un cercle restreint de spécialistes. Il importe ici d’être ambitieux et de reconnaître que l’outil « Marine nationale » constitue un atout décisif pour notre pays et l’Europe. ♦