Regards sur l'islam, Freud, Marx, Ibn Khaldun
Jean-Paul Charnay est un touche-à-tout. Entendez par là qu’il médite selon de multiples disciplines. En témoigne son œuvre publiée, considérable, comme l’intitulé du groupe universitaire qu’il a fondé et qu’il dirige : Centre de philosophie de la stratégie. Son propos est ici d’éclairer le « destin arabo-musulman » en le soumettant à l’épreuve de trois « monuments » : Ibn Khaldun, Marx, Freud.
Le premier paraîtrait hors d’âge (1332-1406) si on ne le savait étonnamment moderne en ses Prolégomènes. On a bien souvent repris le jugement qu’il porte sur les Arabes, razzieurs destructeurs de civilisation. Mais, rappelle l’auteur, ce sont des Bédouins dont parle ainsi Ibn Khaldun, qui les oppose aux citadins. Ce dur jugement, forgé dans une période où le Maghreb était fort perturbé, et étayé par de nombreuses missions — comme l’on dirait aujourd’hui — en tribus, s’accommode pourtant d’un constant hommage rendu à l’originalité tribale, consubstantielle au nomadisme où le lien du sang, ’açabiya, est un puissant facteur de cohésion sociale.
Plus original, et pour cause, est le regard porté sur l’islam à travers l’enseignement de deux « scandaleux », Marx et Freud, lesquels se sont au demeurant fort peu souciés des musulmans. Il est vrai qu’islam et marxisme sont en concurrence. L’un et l’autre prétendent définir le juste et l’injuste et donner sens au monde. Concurrence donc, et irréductible opposition : la causalité stricte du marxisme est incompatible avec la libre souveraineté divine et l’âge d’or de l’islam, ancien et rêvé, ne saurait être remplacé par le paradis socialiste. Aussi bien les « compagnons de route » musulmans ont-ils préféré l’anti-impérialisme à la lutte des classes.
Des trois compères convoqués par Jean-Paul Charnay, Freud est celui qui a le plus à dire. Certes, l’interprétation sexuelle étendue par le bon docteur à la genèse des religions fera horreur aux musulmans ; mais quelle riche matière pour l’observateur extérieur ! L’inévitable complexe d’Œdipe retourné (le meurtre devenant recherche du père), l’abaissement de la femme, sa réduction à la satisfaction des sens (de l’homme), sage protection contre l’amour ravageur, et surtout la phobie de l’impur, réglementée par les ablutions rituelles, mais dérivant parfois en obsession scrupuleuse, sont autant de thèmes séduisants.
Ceux qui connaissent Jean-Paul Charnay goûteront dans ce livre le plaisir des retrouvailles, pimentées par les particularités du style, quelques jargonnades universitaires et un usage très personnel de la ponctuation. Ces retrouvailles peuvent amener le lecteur à en rechercher d’autres : avec Ibn Khaldun, par exemple. ♦