Le Mythe de la guerre-éclair - La Campagne de l'Ouest de 1940
L’ouvrage de Karl-Heinz Frieser, qui date de 1995 et dont le titre original est Blitzkrieg-Legende, a souvent été cité depuis sa parution ; mais à notre connaissance le public français n’en connaissait qu’une synthèse publiée en 2000 dans Victoire allemande, défaite française sous le regard des historiens étrangers de la collection « Autrement ». Nous disposons enfin d’une traduction intégrale. S’il n’est pas l’ouvrage définitif sur la question, il s’en approche. Karl-Heinz Frieser se coule ainsi dans la lignée des auteurs étrangers qui ramènent depuis dix ans la défaite de mai-juin 1940 à sa dimension militaire, travaux dont la compilation précitée faisait un rapide tour d’horizon. On pourra également se reporter à l’ouvrage d’Ernest R. May, Strange Victory, Hitler’s conquest of France, publié lui aussi en 2000.
Il n’est pas de bataille qui ait été autant disséquée : tout ou presque est désormais connu. Il reste qu’on ne saisit toujours pas, alors que 7 millions d’hommes se font face sur un front de 500 kilomètres, pourquoi la bataille est gagnée en cinq jours par une avant-garde blindée et motorisée d’à peine plus de 150 000 hommes. La légende de la Blitzkrieg est née de cette énigme, et Karl-Heinz Frieser entend lui tordre le cou. Tout d’abord en montrant que la théorie de la guerre-éclair est une recréation a posteriori, et que c’est commettre une faute historique et se fourvoyer dans un « labyrinthe sémantique » que de prétendre que les stratèges allemands auraient délibérément fait de leur « misère stratégique une vertu opérationnelle » (Karl-Heinz Frieser reprend là, mais sans citer sa source, une expression de Ludendorff dans son Der Totale Krieg de 1935) ; car c’est bien de la pauvreté relative des moyens mis en œuvre côté allemand que parle l’ouvrage.
Karl-Heinz Frieser redit ce que l’on sait depuis fort longtemps : à part dans le secteur de l’aviation tactique, les armées françaises, britanniques, belges et hollandaises disposent le 10 mai 1940 de moyens comparables, si ce n’est supérieurs à ceux alignés par le IIIe Reich. De nombreux tableaux le montrent, exposant la supériorité des Français dans le domaine des chars, par la qualité, le nombre, le poids total et le calibre de leurs canons ; mais en passant un peu vite sur la tare majeure des tourelles APX servies par un seul homme et leur cadence de tir réduite, ainsi que sur la mauvaise conception des réservoirs ou sur la faiblesse des transmissions. Il est vrai que tout est affaire d’arbitrage, et qu’en face le blindage et le canon sont sacrifiés au profit de la vitesse, choix fait par les Allemands dès la fin des années 1920 dans les polygones d’essais secrets en URSS. Du coup, les deux tiers de leurs chars ne sont pas des engins de combat, tout juste de reconnaissance armée. Karl-Heinz Frieser suggère ainsi d’écarter définitivement du décompte les Panzers I d’entraînement, qui n’étaient que de petites automitrailleuses à chenilles, pour intégrer en revanche côté français les Panhard 178, véritables engins de combat à roues dignes ancêtres de nos ECR et AMX 10-RC. Édouard Daladier n’avait-il pas déjà fait exactement la même objection dès le procès de Riom ?
Karl-Heinz Frieser relève l’avantage non moins évident en termes de production de blindés à la veille de la bataille, la France étant en économie de guerre totale depuis décembre 1938 (la même remarque vaut pour la production aéronautique britannique), alors que l’Allemagne ne le sera qu’en février 1943. Est-ce à dire, comme on l’écrit de plus en plus souvent, que le Reich aurait délibérément choisi et conçu la Blitzkrieg pour compenser l’écrasante supériorité des démocraties, et tenter de renverser par une bataille ce rapport de force qui lui était nettement défavorable ? Absolument pas, réplique l’auteur ; on savait que les Allemands étaient aussi peu enthousiastes à l’idée de cette guerre que les Français, mais on apprend que, loin du projet prêté à Hitler de contourner cette réticence en offrant au peuple allemand une victoire rapide, l’OKW s’était tout au contraire, comme Gamelin, installé dans l’idée d’une guerre longue de basse intensité, et sa planification comme la répartition du matériel en témoignent : elle attribue ainsi moins d’acier à la construction de blindés qu’au tressage de barbelés. Bien plus, Karl-Heinz Frieser pointe les carences industrielles du Reich qui se traduisent dans les unités par des dotations incomplètes, partiellement compensées durant l’hiver 1939-1940. On n’était pas davantage prêt de l’autre côté du Rhin et si la France comptait sur ses usines, l’Allemagne misait sur ses stocks ; or ceux-ci étaient limités.
Alors Karl-Heinz Frieser fait une nouvelle fois, avec pas moins de 42 cartes à l’appui, la relation détaillée de cette semaine tragique (10 mai-16 mai) pour tenter de comprendre pourquoi l’explication par les causes profondes, à laquelle s’accrochent les Français depuis soixante ans, est inopérante. C’est par exemple le récit de ce qui restera le plus grand embouteillage de tous les temps, les 45 000 véhicules du PanzerGruppe Kleist congestionnant les quatre routes ardennaises dont deux se croisent, avec au débouché la Meuse qui, à Sedan, est large tout de même de 60 à 80 mètres. Faits déjà connus, mais on saisit bien, avec de nouveaux éléments découverts par Karl-Heinz Frieser, combien l’opération par les Ardennes aurait pu (aurait dû ?) se terminer en désastre pour la Wehrmacht. Pour expliquer ce que Guderian appellera un « miracle », les Allemands mettront en avant leur don inné à faire coexister planification scrupuleuse et improvisation géniale, sous-entendant que le cartésianisme de leurs adversaires excelle dans la première mais échoue dans la seconde. Cependant, si Karl-Heinz Frieser rappelle la très grande liberté d’initiative dont les chefs d’unités ont toujours joui dans l’armée allemande, il n’en déduit pas pour autant un principe de supériorité intrinsèque de l’esprit allemand sur l’esprit français. Il rappelle ainsi qu’un Guderian fit face au même ostracisme que de Gaulle, et que le manque d’imagination était partagé par les deux états-majors. Ainsi le plan Manstein de février 1940 n’est après tout qu’une variante du plan Schlieffen, sauf qu’au lieu de se rabattre sur les armées françaises d’un seul mouvement, il y a un jeu de bascule et qu’on fait en deux temps ce que Molkte voulait faire en 1914 d’une seule course. Obstination de la répétition qui frise la monomanie, et rien là-dedans qui puisse faire crier au génie.
Alors, pourquoi gagne-t-on les guerres ? Karl-Heinz Frieser commence son ouvrage par ce qui pourrait lui tenir lieu de conclusion, et cite les rapports des états-majors allemands à la veille de la guerre, tous unanimes dans la lignée de Ludendorff : on ne gagne pas une guerre en remportant des batailles, et c’est la puissance seule qui compte. Or qu’elle soit économique, humaine, industrielle, financière, commerciale, coloniale, énergétique, celle-ci est du côté des démocraties impériales adossées à leurs flottes, leurs empires, leur or et aux usines américaines. Elles vaincront parce qu’effectivement elles sont les plus fortes. Inutile donc de rejouer les Cent-Jours, avertissent les généraux : l’Allemagne a définitivement échoué en 1918, elle sait déjà comment cela se terminera et il ne peut en être autrement. Le général de Gaulle ne dira finalement pas autre chose le 18 juin 1940. Il n’empêche que l’Histoire nous conte aussi le destin de ces empires supposés invincibles qui tous, un jour, ont trébuché et sombré ; que le de Gaulle des années 1930 voyait lui-même dans la guerre blindée de mouvement cette action créatrice et génératrice d’un futur non prévu, tant vantée par Henri Bergson ; que l’accumulation de puissance n’est donc pas une garantie d’éternité ; qu’il est des Blitzkrieg qui ont changé la face du monde ; et si, après coup, on sait à peu près comment, on ne sait toujours pas pourquoi. ♦