L'heure fatale de l'Occident
Il n’est certainement pas nécessaire de présenter aux lecteurs de la revue Défense Nationale le général Pierre Gallois, puisqu’ils savent tous qu’il a été l’inspirateur de la doctrine française de dissuasion nucléaire et que les plus anciens d’entre eux se rappellent qu’il a écrit, un mois après Hiroshima, un article qui prophétisait la révolution qu’allait entraîner dans les stratégies diplomatiques et militaires l’apparition de l’arme atomique.
Son nouvel ouvrage, comme les précédents, manifeste d’abord dans ses premiers chapitres, la nostalgie insurmontable que suscite chez lui le souvenir de l’époque où, il y a près d’un siècle, la France était encore une « grande Nation ». Nous avions en effet tous deux « l’âge de raison » en novembre 1918, alors qu’elle venait de gagner la « Grande Guerre », mais cela au prix de pertes humaines dont elle ne s’est jamais remise depuis. Les titres des premiers chapitres de son livre témoignent de cette désespérance, comme on le constatera : « Unique était la France », « La pierre tombale de la Ve République », « Dans le cadre européen, l’architecture politico-administrative burlesque de la France », « La Ve République n’est plus ce qu’elle était », « Affaires étrangères et Défense nationale », « Démographie et immigration », « L’invasion culturelle », « Le monde comme il va ». Les sujets ainsi traités, concernent, on le voit, la politique intérieure passée de la France, et il n’y a donc pas lieu de les commenter dans cette revue.
En revanche, l’intérêt de nos lecteurs pourrait porter sur les trois chapitres que l’auteur a consacrés à l’énergie : « Combat pour l’énergie », « Sa diplomatie et ses guerres », « Par le fer et par le feu ». Ils sont en effet très documentés et confortent ainsi l’article sur « La géopolitique de l’énergie » que vous trouverez dans cette revue. Plus que nous ne l’avons fait, le général Gallois insiste sur les conséquences stratégiques, au sens militaire du terme, qui résultent de la dépendance « du monde des riches » des sources d’énergie, alors qu’elles se trouvent le plus souvent dans « les pays pauvres » ; puis sur la politique de grande « vigilance » que mènent à cet égard les États-Unis ; avant d’analyser leur comportement dans les crises pétrolières récentes. Pour notre auteur, cette « obsession énergétique » les a conduits à une « politique contraire à leurs intérêts », puisque, « en passant de libérateurs à prédateurs », ils ont perdu une large part de l’autorité morale qu’ils détenaient.
C’est le dernier et plus long chapitre, consacré au « Combat des Titans », qui est le plus original. Y est en effet analysée, par un expert, « la stratégie belliqueuse » de l’unique superpuissance, qui « exacerbe et rassemble les oppositions dans un front antiaméricain. » Pour notre auteur, cela a conduit les États-Unis à « réhabiliter le nucléaire » (mais en envisageant son emploi effectif), à « occuper l’espace » (mais en interdisant son usage aux autres), à installer sur leur territoire un bouclier antimissiles (qui vise en fait la Chine et la Russie), à refuser le contrôle de leurs armements (tout en exigeant le contrôle de ceux des autres), toutes orientations qui leur font perdre « la belle image de grand peuple détenteur du droit international et de champion de la liberté ».
Et on en arrive ainsi au « Combat des Titans » proprement dit. Il s’agit (on s’en doutait) des États-Unis eux-mêmes et de la Chine, seule puissance capable avant un demi-siècle de rivaliser avec eux et ainsi seul « compétiteur stratégique », selon la formule employée par George W. Bush lui-même. Pour notre auteur toujours, les États-Unis ne peuvent s’accommoder plus longtemps du dynamisme économique, industriel et commercial de cette Chine ; et bien qu’ils se soient efforcés de désamorcer les tensions qu’a créées, par exemple, le traité d’amitié et de coopération conclu récemment entre la Russie et la Chine, et que celle-ci ait supporté jusqu’à présent les ventes d’armes américaines à Taiwan, « un grand affrontement est probablement inévitable ». Il pourrait être précédé par « la dissémination en Asie de son savoir nucléaire par la Chine ».
Suit alors un long développement, lui aussi bien documenté, qui brosse le tableau de cette dissémination puisqu’elle est déjà en cours actuellement. Cela conforte le tableau que nous avons nous-même présenté récemment aux lecteurs de cette revue.
Quant au final, il est dantesque, puisqu’il nous décrit « l’heure fatale de l’Occident » qu’a annoncée son titre ; ce sera alors « l’extinction de la flamme de la civilisation euro-américaine, en face d’une Asie qui, par le seul travail de ses peuples, reprend le flambeau et propose à l’humanité une autre société qui serait paradoxalement – et sans doute provisoirement – moins humaine, ne serait-ce que par le poids des masses qu’elle comporte ».
On l’aura alors constaté, si le général Gallois est toujours nostalgique du passé de la France, il est maintenant optimiste (si l’on peut dire) pour l’avenir du monde. Nous souhaiterons tous qu’il soit à cet égard moins lucide qu’il ne l’a été en 1945. Dans l’immédiat, nous pouvons nous rassurer en constatant que les deux Titans sont en train de se partager l’économie mondiale par la gestion en commun du dollar et l’exploitation partagée des hautes technologies, comme vient de le montrer le rachat par une firme chinoise du secteur ordinateur portable du fleuron de l’industrie informatique américaine. ♦