Décider dans l'incertitude
L’aspect du livre, petit format et couverture cartonnée, évoque un bréviaire, au moins un catéchisme. La comparaison n’est pas péjorative : les desseins de la Providence sont impénétrables, ceux de l’ennemi pareillement ; la quête de Dieu nourrit la vie, l’incertitude est le fond de la stratégie. C’est ce constat (on veut dire le second) que Vincent Desportes développe, avec le talent et le sérieux que les lecteurs de notre revue lui connaissent. Le sujet foisonne, il est présenté fort simplement : l’incertitude étant (première partie), comment s’en accommoder ? (seconde partie).
Le propre de la décision est d’être irréductible au « calcul arithmétique ». Clausewitz, le bien-aimé de Vincent Desportes, nomme friction le poids des hommes et des choses. Friction pour Clausewitz, brouillard pour d’autres, l’incertitude, reine des batailles, condamne « les fadaises de tous les faiseurs de systèmes ». Le chef militaire doit se satisfaire, modestement, d’une « rationalité limitée ». L’histoire elle-même, dont l’étude est certes indispensable, est trompeuse : elle a la clarté de ce qui est advenu.
Au fond de ce sombre tableau se profile la figure du stratège, « la certitude de l’incertitude », dit Edgar Morin, « conduit à la stratégie ». L’incertitude, voilà l’ennemi, et l’ennemi de l’ennemi. Pour l’un et l’autre parti, gérer l’incertain est une cruelle nécessité. Nos états-majors s’y emploient, mais ce diable de Vincent Desportes met en question nombre d’idées nouvellement reçues. La technologie dissipe le brouillard de la guerre ? La prolifération des informations l’épaissit ! La planification de la bataille rassure ? Elle crée l’illusion d’une logique linéaire ! Face à l’imprévisible, on façonne les unités en modules à toutes fins ? La modularité (« bidularité » disent les méchants) a ses limites et l’auteur fait l’éloge de la bonne vieille structure pyramidale où l’on savait qui était qui ! C’est au-delà de ces perspectives incertaines que l’auteur montre la voie à l’apprenti stratège. La bataille engagée, la constitution et le maintien de réserves sont le seul véritable outil dont le chef dispose. Les ordres doivent être délibérément écourtés, laissant large place à l’initiative des subordonnés. Ceux-ci seront guidés moins par une doctrine, indispensable mais dangereuse, que par une communauté de pensée. La guerre américaine en Irak fournit à l’auteur un riche support à sa démonstration. Ce n’est pourtant pas la chevauchée vers Bagdad, abondamment commentée, qui fait problème, mais sa suite déplorable. Allons-nous prendre Vincent Desportes en défaut ?
Dans le domaine de la guerre classique, qu’il faut bien garder pour référence, l’incertitude règne, au point que le titre de l’ouvrage pourrait passer pour une tautologie : il n’y a de décision que dans l’incertitude, tout le reste est… arithmétique. Aussi bien la guerre conventionnelle, bien nommée, visait-elle à diminuer l’odieuse incertitude, circonscrite dans une sphère bornée par convention. Or il est deux domaines, l’un nouveau l’autre modernisé, où la guerre s’évade de la sphère d’incertitude et semble tomber dans le certain. Le premier, qui ne nous retiendra pas, est le nucléaire, où la certitude d’intolérables destructions fonde la dissuasion. Le second, que les médias éclairent d’un jour brutal, est le conflit asymétrique. Plus d’incertitude pour le guérillero, ni pour le terroriste qui fait de sa propre mort une arme. Ces irréguliers, s’ils ne savent pas tout de l’autre, ne se dévoilent que lorsqu’ils en savent assez. L’incertitude ne subsiste que pour le brave soldat, plus aveugle que jamais. L’auteur pourra rétorquer que cette asymétrie conforte sa thèse, le certain se jouant de l’incertain, celui qui sait de celui qui ignore. Il pourrait, dans sa défense, aller plus loin encore : ni le menaçant nucléaire ni le terroriste ne sont sûrs de leurs lendemains. L’horreur dont le premier menace, l’horreur que le second emploie, ne sauraient assurer le triomphe de leur cause. Retour à l’incertitude, Vincent Desportes est sauf. À côté du bâton de maréchal, son manuel doit trouver place dans chaque giberne. ♦