Vingt et une marches de marbre noir…
Ce livre présente deux aspects : d’une part, celui d’un manuel de service en montagne (plutôt qu’« en campagne ») dénotant une connaissance approfondie du milieu ainsi qu’une pratique consommée des unités militaires spécialisées sur ce terrain ; d’autre part, celui d’un ardent plaidoyer pour les valeurs traditionnelles rompant avec les vilenies contemporaines.
On sait que le Barroux, point d’ancrage des éditions en question, n’est pas un haut lieu du marxisme et des idées dites « avancées ». Aussi découvre-t-on ici des prises de position musclées, plutôt distinctes de ce qu’on lit et entend le plus souvent dans nos médias. Les thèmes développés le sont, assez astucieusement, à l’occasion d’événements qui servent de prétexte à des exposés ou à des joutes oratoires, comme la visite d’un inspecteur technique victime de l’image un peu facile du « bureaucrate rondouillard » aux airs de « notaire de province », l’affrontement avec une « ordure de journaliste » champion de la désinformation, un entretien avec un homme d’affaires « pseudo-intellectuel apatride » ou encore un dîner en famille, toutes circonstances permettant quelques solides règlements de compte. Et pour bien se faire comprendre, on use et abuse des renvois permettant aux ilotes de pénétrer le langage de la « Spéciale », de se familiariser avec l’organisation d’un régiment, et parfois d’enfoncer un peu fort le clou en tenant à préciser que le Lebel fut un « fusil réglementaire » et Goebbels le propagandiste en chef du Führer.
Le cadre choisi est celui d’une compagnie d’infanterie professionnelle autant que contemporaine et isolée, accrochée à une frontière imaginaire dans une imposante forteresse à la Vauban. Le personnage central est un jeune lieutenant cyrard aux ordres, avec ses camarades chefs de section, d’un capitaine exemplaire, et plus loin d’un colonel prestigieux dont les visites font à ses subordonnés un « rude plaisir ». La recherche de clés n’est pas évidente : il y a là du Briançon, de la Bosnie, de la ligne morice (plutôt que du Fécamp, bien que la boisson favorite à la popote soit curieusement la Bénédictine). Quant au général auteur d’une lettre mensuelle appréciée, il a dû régner à Lyon et non à Bordeaux. On a parfois l’impression d’un ouvrage écrit à plusieurs mains. En effet, le modernisme est présent : jumelles à intensification de lumière, radio à évasion de fréquence et existence au corps d’un « directeur des ressources humaines ». En face, on se souvient du coup de canon à blanc marquant la fin du ramadan en honneur dans la vieille armée d’Afrique et beaucoup de réflexions sont susceptibles de rappeler aux anciens des expériences vécues, comme ce sémillant officier du ministère accompagnateur et complice de plumitifs « adoptant leur langage… et affectant un cynisme de bon aloi », ou encore les corvées de dépollution affectées à l’armée devant une foule spectatrice. Finalement on trouve réunis les sentiments de deux générations : celle « qui n’a vécu que des cérémonies d’amener du pavillon » et celle qui doit se contenter d’opérations de maintien de la paix sans victoire, faites de « plus d’action humanitaire que de travail militaire », même si elle en revient munie d’« impressionnantes brochettes de rubans multicolores glanés en Bosnie ou au Kosovo ».
L’entreprise est sympathique et livre quelques belles pages, comme la réflexion sur la mort ou l’isolement du découvreur de nouveaux mondes ; mais pourquoi faut-il que Baudoin Forjoucq charge la barque au point de tomber dans le conventionnel, voire la caricature ? Ses personnages sont trop nets, trop typés : l’officier est « bien découplé, mince sans être maigre, l’œil perçant et mobile », les femmes sont toujours « graciles et distinguées ». Épinal et la bibliothèque verte ne sont pas loin. Le parallèle s’impose entre le capitaine Porral et le Nangès de Psichari, le héros de L’Appel des armes semblant plus humain, plus authentique. Aucun détail n’est épargné : lorsque le lieutenant au nom à particule s’installe dans sa chambre, c’est le portrait de Castelnau qu’il affiche. Quant à la fin de Madahoui-Martin, elle relève directement de la chanson de geste. Trop de perfection devient agaçant et perd en crédibilité.
Il est beau d’avoir le courage de ses opinions et de les exposer avec foi. Bien des passages ne laisseront pas insensibles ceux qui connaissent ou ont connu de l’intérieur l’institution militaire, mais tout cela aurait pu être dit avec plus de simplicité et moins de clichés ; et ainsi entraîner plus naturellement l’adhésion que mérite une conviction aussi hardiment proclamée. ♦