L'armée brésilienne
Ce copieux ouvrage paru dans une collection consacrée à l’Amérique latine est peu digeste pour le lecteur simplement désireux de s’instruire sur un sujet moins souvent abordé que d’autres ; sa construction n’apparaît pas toujours avec évidence et on peut y relever pas mal de répétitions. Ces méchancetés étant proférées, il faut reconnaître qu’on y apprend beaucoup sur l’outil de défense de ce pays immense et original qu’est le Brésil, à condition de mettre in fine un peu d’ordre dans ses notes et dans ses impressions.
Les forces brésiliennes – analysées par un auteur ayant des raisons personnelles de ne pas, comme la chanteuse d’opérette, « aimer les militaires » (cette opinion n’apparaissant d’ailleurs absolument pas dans les jugements portés) – présentent de nombreux points communs avec beaucoup de leurs consœurs : coquetteries entre armées et fluctuations dans l’organisation du ou des départements ministériels, taux croissant de professionnalisation et endorecrutement des cadres, sélection en cours de carrière secrétant en bout de chaîne un clan influent de Stäbler, contraintes et limitation des droits conduisant à des tentations syndicales, situation matérielle médiocre poussant à des activités parallèles… et finalement, dans une situation relativement nouvelle d’absence d’ennemi direct, interrogation sur le rôle de ces forces, leur implication ou non au profit du territoire, le partage des tâches avec la police et dans les missions de service public, leur participation aux opérations internationales de projection et « format » à adopter en conséquence. On a déjà vu ça quelque part…
En revanche, dans beaucoup d’autres domaines, l’armée brésilienne revêt des caractères tout à fait particuliers. On est tout d’abord surpris de la modicité des effectifs et des crédits consacrés à la défense militaire d’un pays gigantesque : 15 000 hommes vers 1830, encore de nos jours « un des budgets les plus bas du monde »… 0,4 % du PIB en 1990… Les motifs de cette pingrerie semblent tenir d’une part à une décolonisation de velours (ni Bolivar, ni Sucre, ni San Martin à statufier ici), d’autre part à l’absence d’appétits territoriaux (l’espace vital est largement garanti). En sens inverse, on note dans la société brésilienne une influence traditionnelle des chefs militaires férus de géopolitique et se jugeant capables d’étendre leurs compétences à la direction du pays.
Cette armée, sortie « isolée et affaiblie » de la guerre du Paraguay en 1870, ayant joué un rôle secondaire dans l’extension géographique à la différence de ce qui se passa ailleurs au Far West ou en Sibérie, n’ayant participé que de façon marginale aux deux guerres mondiales, a peu profité des périodes de dictature militaire. Ses deux missions principales au siècle dernier furent : à l’intérieur, de dresser un paravent contre le communisme, encore que ce domaine ait été partagé avec les milices et une police militaire nombreuse et autonome ; à l’extérieur, de surveiller la « ligne bleue » de la frontière argentine. Voici que la menace communiste est éteinte, relayée seulement par quelques incursions de guérilleros étrangers, que la démocratie est, en gros, installée sur les deux rives du rio Uruguay et que le succès du Mercosud achève de rapprocher les voisins. Dès lors va s’imposer une « priorité amazonienne » comportant des aspects administratifs, économiques et sociaux (« une terre sans hommes pour des hommes sans terre »), tâche confrontée à de nombreux obstacles comme le narcotrafic et la définition de la place des tribus indiennes.
Le vent tourne plutôt à l’optimisme. Certes, le Brésil ne dispose pas d’un appareil militaire à la mesure de ses dimensions, de son poids démographique et d’un éventuel siège au Conseil de sécurité. Sa marine ne peut pas non plus aligner une « active flotte de projection internationale ». Le pays possède une industrie d’armement respectable et exportatrice « bien adaptée aux conditions des pays du tiers-monde ». Son armée, attachée au principe d’un État fort, n’a pourtant pas connu les dérives enregistrées chez les voisins et conserve donc une certaine marge de manœuvre politique, tout en ne visant pas (ou plus) le pouvoir. Un état d’esprit plus progressiste que réactionnaire, prouvé par « deux événements majeurs qui rompent avec une image traditionnellement conservatrice : l’abolition de l’esclavage en 1889 et l’instauration de la république l’année suivante », des relations non-conflictuelles avec l’Église et les ONG, le souci de résister aux pressions stratégiques et économiques de Washington laissent prévoir, contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, une coopération sincère avec le gouvernement de Lula. ♦