De la force publique
Pourquoi faudrait-il relire le traité De la force publique, publié il y a déjà deux siècles, en 1790, année même de la disparition de son auteur ? La culture politique, d’abord, exige de connaître cette œuvre, moins étudiée que l’Essai général de tactique mais tout aussi fondamentale. Vingt années après la parution de cette première œuvre fondatrice, le traité De la force publique fut à la réflexion générale sur la défense d’une nation démocratique moderne ce que l’Essai fut à l’évolution de l’art opérationnel : une contribution majeure et fondatrice.
La remarquable actualité du traité justifie à elle seule sa redécouverte. Ouvrage-testament, il est davantage encore une œuvre visionnaire : Guibert y annonce l’avènement des guerres de masses et des conflits sans limites qui vont bouleverser le XIXe et le XXe siècle. Traitant du problème de la défense dans son ensemble, soucieux de protéger la Nation contre la globalité des périls qui peuvent la menacer, il présente une vision originale des rapports entre l’armée et la nation pour une France nouvelle, nationale, citoyenne. Il propose une organisation idéale pour la « force publique », force armée de la nation et non du souverain, ciment de la liberté publique d’un grand pays démocratique.
Théorisant sur l’usage de la violence légitime par la Nation face à des menaces tant extérieures qu’intérieures, Guibert est inspiré par une perception novatrice de la nécessaire cohésion morale du corps social face aux problématiques des relations nationales et internationales ; dans sa vision, l’armée n’est plus l’outil de l’absolutisme mais bien l’âme et l’armature d’une France renouvelée. Rompant avec les considérations techniques qui constituaient alors le fond de la pensée militaire, Guibert situe ainsi délibérément sa réflexion au cœur des rapports entre la nation et la force militaire ; il fait de cette dernière à la fois le fondement de la liberté et le gardien de cette dernière, tant à l’intérieur – puis qu’elle doit protéger les lois – qu’à l’extérieur, puisqu’elle doit prévenir et contrer les agressions. Le partage de la force publique en deux éléments distincts, la « force du dehors » chargée de la défense aux frontières mais également « projetable » (puisque « les hostilités entre les grands peuples peuvent avoir pour théâtre les quatre parties du monde ») et la « force du dedans » chargée de l’ordre public a longtemps été pertinent. Le système français actuel reste l’héritier direct de la pensée guibertienne.
La séparation souhaitée entre pouvoir opérationnel et pouvoir « organique » est pour sa part respectée depuis longtemps. Pour Guibert, la protection de la liberté publique nécessitait que le pouvoir opérationnel d’une part, et celui de lever et d’organiser les forces d’autre part, soient bien séparés ; à l’exécutif de remplir la première fonction, au législatif de mettre sur pied les armées, car « des intérêts si majeurs pour la nation, puisque l’un est celui de sa sûreté, et que l’autre tient à la fixation de la plus onéreuse de ses charges, ne peuvent être décidées que par elle ». Ainsi, dans son raisonnement, la puissance militaire dépend-elle de la puissance politique, ce qui conjure l’hypothèse du despotisme. Quant aux milices, elles doivent constituer un rempart contre toute entreprise visant la liberté publique et répondre d’abord au pouvoir législatif, ce qui, mutatis mutandis, n’est pas étranger aux procédures qui président aujourd’hui à l’emploi de la force armée sur le territoire national.
Loin de s’en tenir à un schéma rigide d’emploi des forces « du dehors » et des forces « du dedans », Guibert est également d’une brûlante actualité lorsqu’il envisage « selon les circonstances », d’employer les troupes sur le territoire national lui-même, lorsque cela est absolument nécessaire et que leur efficacité, de par leurs caractéristiques – leurs spécificités dirait-on aujourd’hui – en font un complément indispensable aux « forces du dedans ». Pour Guibert, « les deux forces doivent être réunies quand leur combinaison ne peut plus efficacement apaiser le trouble. » Envisageait-il déjà les situations actuelles de crise où les approches terroristes, les menées asymétriques, retirent leur pertinence aux logiques de capacités pour céder le pas à celles de finalités ? Percevait-il qu’un jour viendrait où les mécanismes classiques de maîtrise des conflits, les logiques rationnelles de guerre favorisant l’efficacité des technologies de destruction, céderaient la place à des environnements gris supposant de nouvelles combinaisons des instruments d’action politiques, diplomatiques, sociaux et militaires ? Probablement pas, mais il pressentait peut-être qu’un jour viendrait où les nouvelles formes de violence exigeraient des complémentarités nouvelles entre les forces armées et les forces de police, redonnant de ce fait à l’homme – à l’homme sur le terrain, au contact charnel de la réalité – la place essentielle que la logique capacitaire et l’escalade technologique nées de la confrontation des blocs avaient un instant estompée. ♦