Si les États-Unis soutiennent au Kirghizstan, dans les prochains mois, comme ils semblent s’y préparer, une « révolution démocratique », l’Asie centrale est, peut-être, à la veille d’une crise grave. Cette révolution, dite « jaune » ou « des tulipes » promet en effet, étant données les spécificités kirghizes et centre-asiatiques, de ne pas être « de velours ». De plus, l’expression du mécontentement populaire peut faire tache d’huile bien au-delà des frontières du petit Kirghizstan. Les Américains dans la zone n’ont plus l’initiative face au retour en force des Russes, l’arrivée des Chinois, voire l’obstination nucléaire des Iraniens. Ils risquent par un engagement imprudent de susciter une exacerbation du « Très Grand Jeu » qu’ils mènent depuis leur arrivée au Turkestan voici à peine trois ans. Cela se fera au détriment des populations locales et de leur nécessaire démocratisation. Cette dernière doit être menée avec patience et réalisme. L’application aveugle et hâtive par Washington d’un modèle inadapté risque d’annihiler les progrès effectués, notamment en Kirghizie, en faveur d’une société libérale.
Asie centrale : la poudrière et les allumettes (I)
« Le Très Grand Jeu » en Asie centrale, tel qu’il est décrit dans Défense Nationale (1), présente en ce début de 2005 une brusque accélération. Elle trouve son origine dans le dépit de la Russie et de ses partisans : alarmés par l’« intrusion occidentale » en Géorgie puis en Ukraine, ils entendent par tous les moyens l’empêcher dans d’autres pays de la CEI. Pour l’instant, les apparatchiks des dix États successeurs de l’URSS, encore tenus par les héritiers de l’ancien système (2), regardent avec inquiétude en direction du Kirghizstan où se déroulent, cette année, deux élections — la première, parlementaire, en février, la deuxième, présidentielle, en octobre — car cette république pourrait être la cible de la prochaine « révolution ». Cette inquiétude est partagée par les Russes comme par les Chinois : les uns et les autres n’acceptent guère que surgisse sur leurs arrières une nouvelle « démocratie » sous influence américaine qui déstabiliserait à leurs yeux l’Asie centrale. Cette perspective ne fait qu’intensifier entre eux un rapprochement, circonstanciel certes, mais qui pourrait durer.
Par ailleurs, les relations de plus en plus tendues entre les États-Unis et l’Iran concernent au plus haut point une région centre-asiatique qu’imprègne, depuis des siècles, la civilisation persane. Les liens étroits, notamment nucléaires, entre Moscou et Téhéran ainsi que les résultats spectaculaires, ces derniers mois, de la nouvelle entente entre l’Iran et la Chine enserrent l’Asie centrale d’une sorte d’alliance tripartite.
Dans ce contexte, les Américains, présents en Afghanistan ou dans les bases de Karchi-Khanabad en Ouzbékistan et de Manas en Kirghizie, ont perdu l’initiative. Empêtrés en Irak, maladroits sur un terrain afghan et centre-asiatique qu’ils connaissent mal, confrontés dans la zone au retour en force des Russes ou à l’arrivée des Chinois, ils devraient être sur la défensive. Pourtant, adonnés à « l’expansionnisme global », ils ne calment pas le jeu et, apprentis sorciers, semblent encourager l’apparition d’une « révolution démocratique » en Kirghizie, véritable poudrière où les factions rivales, comme autant d’allumettes, pourront être manipulées par les grandes puissances. Le jeu triangulaire jusqu’ici plutôt souple que Washington, Moscou et Pékin menaient entre eux s’en trouverait aigri et se hisserait pour la première fois, au Kirghizstan, voire dans toute l’Asie centrale, de la simple rivalité à la confrontation indirecte par factions, clans ou personnages interposés.
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