Les grands Empires
Le style du récit, l’ampleur du sujet, la préoccupation pédagogique font penser ici à Pirenne, loin des épisodes pittoresques qui font le succès des publications jouant sur le fait que la réalité, souvent, dépassa la fiction. Un avant-propos ultracourt mais éclairant précise d’emblée : « Les grands Empires sont ceux qui durent ». On parlera donc en siècles ; Alexandre, Tamerlan, Napoléon ou Hitler n’ont pas leur place, tandis que l’auteur a choisi six exemples, sans se prononcer toutefois sur l’exhaustivité de ce choix. Chaque étude, de volume comparable, comporte en tête une chronologie détaillée et est accompagnée d’un tableau dynastique (la durée), d’un glossaire et d’une abondante bibliographie. La sixième et dernière, particulière voire surprenante, traite de l’ensemble des Empires coloniaux où la Grande-Bretagne et la France, après les Ibériens et avant l’apparition tardive de quelques autres amateurs, tinrent longtemps en rivaux le haut du pavé.
Établir une définition commune n’est pas aisé. On retrouve partout le gigantisme géographique (et ses conséquences : hétérogénéité et cosmopolitisme), la nécessité d’une administration solide et de forces armées puissantes sur terre et sur mer. Il est ainsi possible de détecter des constantes, mais aussi des dominantes cas par cas : Rome est organisée et possède des institutions servant bien longtemps après de modèle à nos constitutions contemporaines. La Sublime Porte est autarcique au point de « manquer la révolution industrielle » tout en poussant les Occidentaux à contourner l’obstacle et à se lancer dans les grandes découvertes. La Prusse, « armée qui occupe un État » (Mirabeau) s’impose à une culture allemande pourtant « plus fédérale que centralisatrice » et à des Rhénans plus marchands que militaires. Les Habsbourgs, pratiquant une « stratégie des mariages », règnent sur un « agrégat de périphéries ». Les Russes oscillent comme toujours entre « l’apathie et le réveil ». Quant à l’expansion coloniale, menée avec peu de moyens, elle fut rarement planifiée : pour une vue globale et ambitieuse à la Cecil Rhodes, elle fut plutôt l’œuvre d’hommes seuls et bouillants d’initiative, pas toujours – il s’en faut – soutenus par le pouvoir et l’opinion. Comment finissent les Empires ? Par lassitude, vieillesse, comme les « civilisations mortelles » de Valéry ; par manque de foi, disparition d’une volonté tenace et continue quand le type Bismarck « visionnaire têtu » fait place au type Gorbatchev « Nicolas II de l’URSS » ; par aussi le passage des armées nationales aux troupes de barbares ou de janissaires.
Malgré une rédaction parfois un peu lâche (Moreau à Marengo ?) et une cartographie sommaire, non seulement ce gros livre d’histoire se lit sans ennui, mais il apporte nombre d’enseignements. Il rappelle au passage des souvenirs scolaires, ces noms gravés dans la cervelle parce qu’ils sonnent bien, de Kaynardji à San Stefano. Il glisse malicieusement que, si Napoléon a mis 83 jours pour gagner Moscou, il en a fallu 162 à Hitler pour parvenir à 40 kilomètres. Il livre, à la fin du chapitre allemand, quelques pages prophétiques et tout à fait d’actualité sur l’Europe. Il est en définitive, sans imposer un quelconque « sens de l’histoire », une riche source de réflexion. ♦