Depuis de nombreuses années, l’amiral Marcel Duval présentait le Ramses aux lecteurs de notre revue. Le compte rendu qu’on va lire est un hommage à notre ami disparu.
Ramses 2006
Ramses 2006
L’automne est le printemps de l’Institut français des relations internationales (Ifri). C’est la saison où sortent ses jeunes feuilles, réunies sous le titre de Ramses, sigle opportun pour « Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies ». Le rapport 2006 se déploie à la façon des poupées russes. On y trouve, du général au particulier, une synthèse signée Thierry de Montbrial, une partie thématique en huit sujets choisis, des « repères » enfin, soit 37 entrées assorties de cartes, de chiffres et d’une chronologie de l’année écoulée. Celle-ci se termine en juillet 2005, précision importante tant les événements courent.
La synthèse s’ouvre sur « la fragilité du monde ». Le constat est si pertinent qu’il met en question le sous-titre du rapport : « Un monde en recomposition ». Que notre monde soit décomposé, c’est un fait ; qu’il se recompose reste un vœu. Pourtant, si le monde du XXIe siècle est fragile, il n’est pas sûr qu’il puisse, ainsi que l’auteur le suggère, surpasser le XXe au plan des horreurs quantifiables.
Au demeurant, Thierry de Montbrial n’est pas tout pessimiste. Il se place avec courage sous le patronage de Jean-Paul II, porteur d’espoir pour l’humanité entière. La Chine, n’en déplaise à l’Amérique en manque d’ennemi, n’est pas près de prendre la place de l’ex-Union soviétique. Bush II est moins mauvais que Bush I et, comme tous ses prédécesseurs, il oscille entre réalisme et idéalisme. L’Irak est dans la tourmente, mais nous sommes tous dans le même bateau et le rapprochement de l’Europe et des États-Unis est le fruit du bon sens. Sans doute l’Amérique ne souhaite-t-elle pas l’émergence d’une Europe-puissance, mais il n’y a guère que la France pour y songer.
Retour au pessimisme : si la Chine est un faux ennemi, le Moyen-Orient, que le président Bush voudrait pacifier, lui pose (et au monde) deux problèmes. Le premier, en Palestine, est éclatant : le peu d’empressement mis par l’Amérique à exercer sur Israël la pression qui convient frôle le scandale. Le second problème est en Iran ; rassurons-nous pourtant : si une intervention à l’irakienne n’est pas envisageable, le régime des mollahs n’en est pas moins sans avenir. On en dirait bien autant de la Corée du Nord si les puissances environnantes n’avaient intérêt à la perpétuation du régime de Pyongyang.
La riche matière offerte par le corps de l’ouvrage oblige à des choix personnels. Dans la partie thématique, nous retiendrons d’abord « L’ONU a soixante ans ». On n’attendra pas de Philippe Moreau Defarges, qui signe l’article, qu’il suive les « réalistes » dans leurs critiques ou les « libéraux » dans leurs déceptions. Cet analyste subtil se tient entre deux, comme l’ONU elle-même. Dans son œuvre de construction d’une société mondiale, l’Organisation est d’abord instance de légitimation. Elle est ensuite un artisan de paix, appliqué à construire des nations incertaines. Elle est enfin le tribunal où se jugent guerre et paix. Là est son porte-à-faux. Sous son égide, et c’est une grande nouveauté, la guerre a cessé d’être « un mode normal de régulation des rapports interétatiques pour devenir un acte de délinquance ». Le principe posé, l’application n’est pas simple, la souveraineté des États restant le fondement de l’ordre mondial. Ainsi va l’ONU dans sa marche claudicante.
« La montée du Japon » (Guibourg Delamotte) retient aussi l’attention. Le pays du Soleil-Levant aspire à la pleine puissance, l’économique ne pouvant « suffire à fonder une nation ». Il souffre cependant d’une faiblesse intime, ici cruellement dénoncée : « Pour normaliser sa place dans le monde, le Japon doit d’abord normaliser sa relation à lui-même ». Peut-être, lisant l’article que Thomas Gomart lui consacre, pourrait-on en dire autant de la Russie de Poutine.
Un mot encore pour signaler « La nouvelle donne économique mondiale » (Françoise Nicolas et Jean-Marie Paugam) et l’impossible équilibre entre progrès économique et progrès social ; « La fin du partenariat transatlantique ? » (Nicolas de Boisgrollier) où le point d’interrogation suggère l’inverse puisque la relation transatlantique est, en matière d’économie, la plus forte relation bilatérale au monde ; « L’Union européenne » (Christophe Bertossi et Pierre Defraigne) aux prises avec son élargissement.
Venons-en au plus gros morceau : le monde arabo-musulman, notre beau souci. Deux chapitres de la partie thématique en traitent « Le Moyen-Orient entre peurs et espoirs » (Denis Bauchard) ; « Le Maghreb entre ouvertures et autoritarismes » (Khadija Mohsen-Finan) ; et pas moins de douze entrées dans la partie Repères.
Le Moyen-Orient est « terre de violence ». Les opinions arabes parent le terrorisme de l’auréole de la résistance. Le Maghreb fait exception en ce que la lutte contre les islamistes y est menée avec une extrême fermeté, y compris dans la Libye du colonel. Ailleurs, à l’inverse, les gouvernants donnent des gages à leurs extrémistes dont, n’en déplaise aux bonnes âmes, la théologie, pour sommaire qu’elle soit, n’est pas sans fondements. La croisade bushienne en faveur de la démocratie trouve ici ses limites : le recours au libre suffrage risque de porter les islamistes au pouvoir. Si le State Building est en Afghanistan un semi-succès, en Irak on est loin du compte ; cependant qu’en Arabie saoudite, en Égypte, en Iran, en Syrie, au Soudan, l’avenir reste sombre. L’autoritarisme qui est la règle en ces pays fait des médias arabes le seul espace de liberté : « scènes politiques de substitution », Al-Jazira et Al-Arabiya sont l’expression d’un panarabisme efficace. Si l’on se souvient que l’insouciance américaine rend le problème palestinien insoluble, si l’on voit que les musulmans d’Europe, et en particulier les 7 % qu’ils représentent en notre France, constituent un « ennemi intérieur » très convenable, l’Orient compliqué a de quoi nourrir les inquiétudes des observateurs. En comparaison, le reste n’est que broutilles. ♦