Apocalypse Kosovo
Apocalypse Kosovo
Depuis Dashiell Hammett, certains auteurs de « polars » ont pu démontrer un sens certain de la documentation et de l’analyse, et bien souvent de la critique sociale. Apocalypse Kosovo fait sans doute partie de ceux-là. Il est vrai que l’on recommandera moins ce roman pour ses propriétés stylistiques, très haletantes au début de l’ouvrage et qui laissent parfois sur la faim, que pour ses observations et ses commentaires concernant le Kosovo.
L’auteur, journaliste depuis une dizaine d’années, travaille actuellement à la rédaction de l’hebdomadaire Le Progrès. Ayant servi l’Armée française comme officier de réserve, il a connu le théâtre d’opérations du Kosovo d’après-guerre, où il a officié dans le cadre de la Kfor au sein du prestigieux Cos, le Commandement des opérations spéciales. Créé en 1992 dans le cadre d’une stratégie interarmées et interdisciplinaire aujourd’hui reconnue, le Cos intégra en 1999 au renseignement des réservistes pour contribuer plus efficacement à la convalescence d’un pays gagné par la guerre. Plus qu’un « polar » ou encore qu’un roman, l’ouvrage d’Olivier Boyer revêt par moments l’intensité du livre témoignage et la précision du documentaire. En effet, il ne peut faire de doute que le personnage principal d’Apocalypse Kosovo, officier du Cos désabusé lancé en premier chef sur l’enquête de la disparition d’une militante étudiante d’origine albanaise, parle comme l’auteur l’aurait fait lui-même. Il abandonne d’ailleurs, de-ci de-là, quelques pistes faciles qui témoignent de sa propre individualité et de ses opinions personnelles, avec parfois des persiflages qu’avait préféré éviter en son temps l’Américain Joe Sacco, pour la Bosnie en guerre.
Le volet documentaire de son ouvrage, de loin le plus intéressant, est le fruit de bons ingrédients : rappels culturels chers au renseignement, précision cartographique, situations historiques utilisées comme contextes divers au récit, personnages réels à peine modifiés et baignés dans la fiction, crédibilité de certaines situations à risque. Il est poignant, par exemple, de voir le leader nationaliste serbe Radovan Ivanovic, l’un de ses personnages clé, porter le même caractère et jusqu’au patronyme d’Oliver Ivanovic, réel leader des Serbes du Kosovo, ou encore Milan Ivanovic, l’un des réels créateurs de la milice des « Gardiens du pont » de Mitrovica, qu’évoque parfois Olivier Boyer. Or, Mitrovica, la cité servant de QG aux forces françaises de la Kfor, cette ville très tendue, coupée en deux par la rivière Ibar et par la partition Nord-Sud de sa population, est le terreau de l’histoire choisie par Olivier Boyer, pour nous décrire le drame qui se joue actuellement au Kosovo, et plus généralement dans les Balkans occidentaux.
Il faut se rendre à l’évidence, à travers ce livre : dans les Balkans, les troupes européennes d’interposition, fleuron peut-être de la future armée européenne, ont encore le plus grand mal à agir. Les émeutes anti-serbes des 17-19 mars 2004 au Kosovo le prouvent, autant que les attaques anti-Otan et OSCE du mois de novembre 2005. C’est aussi dans les Balkans, c’est-à-dire à nos portes, que la prostitution et l’esclavage moderne posent le problème des conditions de résidence et du comportement des fonctionnaires et soldats internationaux qui y œuvrent de manière expatriée. C’est dans les Balkans, pour finir, que la politique occidentale est certainement à réévaluer, dans la mesure où l’intervention au Kosovo en 1999, puis sa gestion par la suite, sont de plus en plus contestées, comme la gestion de la Bosnie-Herzégovine l’est aujourd’hui.
Ainsi, cet ouvrage, sévère mais loyal envers l’Armée, contient une histoire où le « suspense » est souvent effacé pour privilégier, au contraire, la description sans voile d’une province désormais désœuvrée dont l’Albanie, les États-Unis, l’Union européenne et la Serbie-et-Monténégro sont actuellement en train de rediscuter le statut. À ce propos, sera-ce l’indépendance, comme le souhaitent des Albanais mettant de plus en plus le feu aux poudres, l’autonomie « substantielle » imaginée par l’UE, le découpage demandé par les Serbes de Belgrade, ou un autre imbroglio politico-ethnique comme il en est ressorti des Accords de Dayton en 1995 pour la Bosnie ? Le lecteur voit bien dans ce roman, de cette façon plus vivante que dans tous les rapports qu’il peut être amené à lire, que le Kosovo est finalement abandonné à lui-même, et plus tragiquement encore à la criminalité transnationale des Serbes et des Albanais revanchards (prostitution et clandestins, drogue, armes), qui agissent tous au nez et à la barbe des soldats et des hommes politiques européens. Si ce n’est parfois avec leur débonnaire accord tacite. ♦