L'Europe malade de la Turquie
L'Europe malade de la Turquie
La Turquie dans l’Union européenne, ce n’est qu’un projet ? Voire ! De façon subreptice, un pas en entraînant un autre, le projet est bien avancé et la Turquie a été invitée à apposer sa signature sur l’Acte final de la Constitution proposée aux Européens. Il est vrai que ladite Constitution a relancé le débat et que, pour calmer l’inquiétude des Français, on leur a assuré que l’admission, in fine, sera soumise à référendum. Il y a donc encore matière à causer, ce qu’Annie Laurent fait avec talent et compétence. Chrétienne affichée, familière de l’islam et libanaise d’adoption, elle ne cache pas ses sentiments. Son hostilité à l’entrée de la Turquie dans l’Union ne l’aveugle pas et son objectivité emporte la conviction.
En bonne universitaire (elle est docteur d’État en sciences politiques), elle scrute géographie, histoire et culture. De la géographie elle souligne l’évidence : la Turquie, c’est l’Anatolie, mais la turquerie, c’est aussi l’ensemble touranien, où l’on compte cinq États d’Asie centrale. De l’histoire, elle dénonce le détournement qui fait la Turquie européenne en raison des guerres de conquête qu’elle y a menées et qui ont imposé aux Balkans plusieurs siècles de servitude. Oublie-t-on qu’on a longtemps identifié chez nous le Turc et le musulman, et qu’un volume d’une bande dessinée « bien de chez nous » s’intitule… Bécassine chez les Turcs ? Au reste, comme il n’y a que la guerre pour susciter les nations, on reconnaîtra que ce sont les entreprises de la Turquie qui ont favorisé l’émergence d’une conscience européenne jusqu’alors embryonnaire (George-Henri Soutou).
L’histoire ainsi mise à sa juste place, on passe à la culture, qui est le gros morceau. Il faut aujourd’hui de l’audace pour en parler, puisqu’il s’agit d’abord de religion, sujet qui fâche. Ainsi a-t-on entendu les évêques d’Europe, par une charité mal placée, émettre un nihil obstat à l’accueil d’un pays musulman. Annie Laurent commente : « Consternant ! ». Sans doute l’auteur prend-il acte des efforts faits par la Turquie pour se rapprocher des « critères de Copenhague » exigés de tout nouvel adhérent. Cependant, elle constate que, depuis 1950, elle se réislamise : en 1976 elle a rejoint l’Organisation de la conférence islamique, affirmant ainsi son appartenance à l’Oumma ; en 1990 elle a signé la Déclaration des droits de l’homme dans l’Islam, laquelle, comme son nom l’indique, n’est pas la nôtre. On notera qu’Annie Laurent n’émet pas là-dessus de critiques, mais relève que, parallèlement, l’Europe – et la France à sa tête – professe une laïcité agressive et que c’est d’un club antichrétien qu’il faut désormais parler. Et de poser une plaisante question : peut-on forcer la Turquie à se renier en adhérant à « une Europe sceptique et décadente » ? Il est vrai que les partisans de la Turquie européenne le sont souvent au nom de son islamité, qui en ferait un pont entre l’Orient et l’Occident… On s’y perd ! « L’homme malade » du moment, ce n’est plus l’Empire ottoman, c’est l’Europe elle-même, « malade de la Turquie ».
Le débat, pour y revenir, n’est-il pas dépassé ? Peut-on, après avoir appâté la Turquie, susciter, par un refus de dernière heure, son ressentiment ? Annie Laurent pense qu’il n’est pas trop tard pour bien faire et qu’un partenariat privilégié reste la solution. Un livre provocant ? C’est le qualificatif qu’on donne, de nos jours, aux écrits de vérité. ♦