Gendarmerie et sécurité intérieure - Le Compstat : l'expérience de New York
Au-delà des stratégies de harcèlement des auteurs de délits mineurs, désordres et incivilités (Quality of Life Policing), objet de vives controverses au regard de leur impact effectif dans la baisse spectaculaire de la délinquance et de leurs conséquences indirectes en termes d’atteintes aux droits fondamentaux de la personne (Zero Tolerance), la police de New York (NYPD) a connu, au cours de la décennie 90, une authentique révolution organisationnelle liée à l’introduction d’un nouveau management policier reposant sur deux piliers : le Reengineering et le Compstat (1).
Gestion par objectifs, décentralisation, responsabilisation et communication sont les principaux piliers de la politique du Reengineering. L’impact de tous ces changements sur le taux de criminalité devant faire l’objet d’un suivi permanent, dans une logique d’évaluation, au moyen de réunions avec les principaux responsables du NYPD. Lorsque William Bratton prit ses fonctions de chef de la police (Commissioner) fin 1993, il confia à deux de ses proches collaborateurs la mission de mettre en place un outil statistique permettant de disposer en temps réel des principaux indicateurs de la criminalité. Une démarche conduite en ce sens auprès des commissariats (precincts) conduisit, en février 1994, à dénombrer les principaux crimes constatés dans les différents secteurs. Ces diverses données allaient faire l’objet d’un traitement informatique, aboutissant à l’élaboration d’un document intitulé Compstat Book (Computerized Analysis of Crime Strategies), qui, progressivement, allait devenir plus précis, en enregistrant notamment directement les arrestations effectuées (NYPD’s on line-booking System). La troisième version de cet outil devait permettre d’établir une sorte de « top ten » des precincts, en établissant, sur une base hebdomadaire et mensuelle, la liste des dix commissariats subissant la plus forte augmentation de la délinquance, et celle de ceux connaissant la plus forte baisse. Ce classement fut amélioré, en 1996, par la mise en place du « weekly spike record », permettant un classement par semaine, mois et année, ces statistiques étant consultables, pour les différents precincts, sur le site Internet du NYPD (2).
Un outil d’évaluation de la performance policière
Le Compstat est devenu un indicateur de la performance des différentes unités, de leur personnel et, dans la logique du Reengineering, de leurs responsables, pour lesquels il est même devenu une sorte de « facture », avec l’idée que le prix à payer pour être (et demeurer) precincts commanders consistait justement à obtenir un infléchissement de la délinquance. Une étape supplémentaire fut franchie, en avril 1994, avec la convocation, au siège du quartier général du NYPD (situé dans le Sud de Manhattan, non loin de la mairie et du quartier des affaires, dans l’immeuble One Police Plaza), de l’ensemble des precincts commanders, en leur demandant de faire un état précis de la situation criminelle dans leur secteur, en présence des principaux responsables du NYPD et de représentants du district attorney et du service de probation. Ces Crime Control Strategy Meetings ou Compstat Meetings, tenus dans une impressionnante salle de commandement (Command and Control Center) inspirée du centre opérationnel du Pentagone, allaient devenir une partie intégrante de la stratégie de communication et de responsabilisation du NYPD ; chaque precinct commander, accompagné de ses principaux collaborateurs, pouvant être convoqué, chaque mois, à l’occasion de ces réunions bi-hebdomadaires (le mercredi et le vendredi, de 7 à 10 heures), pour effectuer un exposé détaillé sur ses stratégies de lutte contre le crime et sur les résultats obtenus.
Au-delà du rituel d’évaluation publique de la performance des responsables policiers — à la faveur d’une séance probablement éprouvante, nécessitant une importante préparation, et qui, à l’occasion, pouvait se traduire par une sorte de mise en cause et de flagellation devant les pairs —, il s’agissait également de permettre à chacun de disposer d’une vision globale de la délinquance, de lutter contre le cloisonnement entre les services, d’identifier les problèmes les plus urgents et d’adapter l’allocation des ressources et des moyens dans un souci de flexibilité et de réactivité. Afin d’éviter toute routine, durant l’été 1996, le Commissioner Safir décida de bouleverser l’emploi du temps des réunions. Les responsables ne connaissent désormais leurs dates de passage que quelques jours auparavant. Par ailleurs, si les résultats dans leurs secteurs sont peu satisfaisants, ils peuvent faire l’objet d’une nouvelle convocation la semaine suivante.
Un outil de connaissance en temps réel de la délinquance
L’adoption du système Compstat a également contribué à des progrès considérables en matière d’analyse cartographique de la délinquance (Mapping Crime), objet de développements techniques permettant de progresser dans la connaissance des phénomènes de criminalité à partir d’une représentation affinée et continue de la distribution spatiale et temporelle des faits. L’objectif était de disposer, en temps réel, d’un outil permettant de détailler sur la carte de la ville ou d’un quartier la localisation des principaux types d’infractions. Ainsi, pendant les réunions, sont identifiés, avec des points de couleur, les lieux les plus criminogènes, les « points chauds », mais aussi les plaintes, la position des unités de police et le lieu des arrestations. Dans chaque commissariat, ce système permet également à l’ensemble des acteurs de la chaîne hiérarchique, du precinct commander au beat officer d’avoir une vision précise de l’état de leur secteur, de manière à faciliter les rapprochements et à opérer les adaptations nécessaires dans l’organisation des patrouilles et en matière d’investigations. Chaque precinct dispose ainsi de représentations cartographiques détaillées de son secteur, mises à jour en permanence, à la disposition de tous les agents, identifiant, par catégories de crimes et de désordres, les principaux « hot spots » et autres zones sensibles.
Afin de favoriser la circulation des informations produites par le système Compstat et de renforcer la coordination entre les différentes unités, dans chaque borough a été mis en place, en août 1995, un Pattern Identification Module (PIM), composé de représentants des principaux services, avec pour mission d’étudier les statistiques journalières se rapportant aux crimes et aux trafics de drogue ; de signaler toute augmentation des crimes violents ; de développer des analyses criminelles et cartographiques ; et d’effectuer des rapprochements criminels. Alors qu’il ne s’agissait, au départ, que d’un simple outil informatique permettant de produire des statistiques, le système Compstat, célébré en tant qu’innovation technologique majeure et adopté par plusieurs forces de police américaines, est devenu, pour reprendre la formule du Commissioner Safir, « une dose d’adrénaline dans le cœur du NYPD », c’est-à-dire un instrument performant en termes de connaissance en temps réel, sur un plan quantitatif et qualitatif, thématique et spatial, du phénomène criminel, mais aussi et surtout d’évaluation de la performance policière et d’adaptation des stratégies. ♦
(1) Cf. F. Dieu : « La police et le miracle new-yorkais », in « Community Policing et Zero Tolerance à New York et Chicago », sous la dir. de F. Ocqueteau, La Documentation française, La sécurité aujourd’hui, 2003, p. 37-79.
(2) www.ci.nyc.ny.us/html/nypd/.