Mon père, le dernier des fusillés
Mon père, le dernier des fusillés
Bastien-Thiry ? L’attentat raté du Petit-Clamart contre de Gaulle ! Mais derrière ce nom il y a aussi une épouse, Geneviève, et trois fillettes, Odile, Hélène et Agnès.
Hiver 1962 : une petite fille de trois ans franchit les portes de la Santé ; Agnès Bastien-Thiry accompagne sa mère. Elle ne sait pas qui est de Gaulle, ni ce que représente l’Algérie française, elle ignore tout des harkis : elle va voir papa… derrière une vitre. Durant le trajet entre Bourg-la-Reine et Paris, assise à côté de sa maman, elle écoute le train scander à l’infini « Papa, Papa ».
Aujourd’hui, Agnès a plus de quarante ans et elle part à la recherche de son père autour duquel le silence était une règle familiale. C’est cette quête émouvante qu’elle nous fait vivre. Et comment ne pas voir qu’il s’agit aussi d’une enquête sur elle-même ? Elle veut assumer son nom, ce nom chargé d’opprobre pour les uns, de gloire pour les autres, ce nom qui lui vient d’un père fusillé quand elle avait trois ans.
Fille de fusillé ! Pourquoi ces méchancetés ou au contraire cette compassion chez ses compagnes d’école comme chez ses professeurs ? Pourquoi ces humiliations cruelles d’adultes ou d’enfants ? Petit à petit, au fil des recherches dans les archives militaires, et surtout des entretiens avec ceux qui ont connu son père, elle comprend ce qui s’est passé. Elle découvre qui était son père et en même temps qui elle est. À travers les récits de ses sœurs Odile et Hélène ; à travers, moment très émouvant, les images, qu’elle découvre trente ans après chez l’oncle Gilou, d’un film pris lors d’un Noël familial. C’est la première fois qu’elle voit son père bouger devant elle, « plus vivant que jamais ».
Plus que dans le parcours de Bastien-Thiry, dans ses motivations, c’est dans l’intimité de Noune, sa femme, et de leurs trois filles que résident l’intérêt et le charme de ce livre.
Il y a « l’Avant » et « l’Après ». « Avant », c’est une famille heureuse et unie. Et « Après », ce sont le procès et son issue tragique, les visites en prison, dont les deux grandes sœurs d’Agnès sont exclues, en représailles, parce que lors de la première visite leur mère les avait amenées sans autorisation administrative. Ces visites dont sa mère ne veut pas qu’elle parle à ses sœurs pour qui papa, officiellement, est « à l’hôpital ». Ces visites où, après avoir ri des grimaces que lui fait son père, « je frappe sur la glace avec mes poings, de toutes mes forces pour le rejoindre. Je crie papa ! papa ! Je cogne contre cette glace froide qui ne cède pas et m’empêche de sauter dans ses bras ».
Et puis, c’est le retour à la maison et la crainte pour sa mère, devenue personnage public, des photographes, des perquisitions policières. Alors on se claquemure : « Interdiction de sortir. Plus de batailles de boules de neige, plus de balançoire… Nous sommes maintenues dans une maison balayée par les courants d’air. Chaque soir, j’écoute les grincements qui pourraient signaler son retour… J’attends. Sera-t-il rentré pour notre prière du soir ? Ses pas résonneront-ils dans l’escalier qui mène à notre chambre ? Viendra-t-il nous embrasser ? Dans mon lit d’enfant, je ferme les yeux, seule dans le noir, livrée au silence de la nuit. Ce soir encore, il n’est pas revenu ».
La Cour militaire de justice est une juridiction d’exception sans appel dont les magistrats sont aux ordres du pouvoir. Elle doit être remplacée, le 25 février 1963, par la Cour de sûreté de l’État contre les arrêts de laquelle des pourvois en cassation peuvent être formulés. De cela, de Gaulle ne veut pas. Et comme le procès dure, il fait voter par les députés de sa majorité la prolongation de la Cour militaire de justice. Le chef de l’État veut la mort de Bastien-Thiry. Il l’aura. Dans une longue déclaration, le lieutenant-colonel Bastien-Thiry, ingénieur de l’armement, pour expliquer son action, rappelle les massacres des harkis et des pieds-noirs chrétiens et juifs, sous les yeux de l’Armée française à laquelle le pouvoir politique d’alors interdit d’intervenir. Cela, il ne peut l’admettre. Il estime que son « devoir de Français » l’obligeait à enlever de Gaulle pour le faire juger : « Cet homme est ruisselant de sang français et il représente la honte actuelle de la France. Il n’est pas bon, il n’est pas moral, il n’est pas légal que cet homme reste longtemps à la tête de la France ». Le 4 mars 1963, le verdict tombe : la mort.
Pour la dernière visite, l’interdiction est levée : les deux grandes sœurs pourront voir leur père. Les trois fillettes ne savent pas. « Chacune notre tour, nous disons au revoir à notre père. Il ne laisse rien paraître. Ma mère affiche un visage enjoué, mais un rictus de douleur tord sa bouche ». Le recours en grâce est repoussé par un de Gaulle glacial. Et puis, le 11 mars 1963 : « 7 h 30, le téléphone sonne à Bourg-la-Reine. Ma mère décroche. Tout est fini, murmure Maître Dupuy. Long silence, puis un déclic. Geneviève n’a pas eu la force de répondre ».
Un peu plus tard, c’est l’annonce aux enfants. « Elle essuie ses joues couvertes de larmes. Elle nous fait part de l’effroyable nouvelle… Papa est mort pour la France, c’est tout ce qu’elle nous répète, tandis qu’à notre tour, nous fondons en pleurs. Plus tard, nous demanderons : pourquoi ne s’est-il pas défendu ? Il était attaché… Il y avait beaucoup de soldats autour de lui… Et moi dans ce moment si grave, je dis : Ah oui ! C’est comme Jésus. La petite fille que je suis a trouvé le sens que son père a voulu donner à son sacrifice ».
Désormais va se poser le problème des ressources financières. Malgré les interventions de l’avocat, Maître Dupuy : « l’Élysée ne cède pas. De Gaulle a décidé qu’après son exécution, la femme et les enfants de Bastien-Thiry seraient réduits à la misère […] Le 23 juillet, l’administration enfonce le clou : En vertu de l’article L.82 (du code des pensions militaires de retraite), la femme et les enfants mineurs peuvent obtenir une pension fixée à 50 %. Or, dans ce cas particulier, il est certain que la condamnation à mort le 4 mars 1963 a suspendu son droit à l’obtention d’une pension ».
Ce sont les amicales des anciens Polytechniciens, des anciens de Sup Aéro et une souscription nationale lancée par le général Weygand, indigné, qui vont permettre à la famille de vivre. Vivre et réapprendre à vivre.
Le premier Noël sans leur père se termine par un drame. Alors que leur mère, avec ses maigres moyens, a essayé de donner un air de fête au salon familial, l’atmosphère est lugubre. Il manque quelqu’un… « Le signal d’ouverture des cadeaux est donné : ma mère nous regarde avec un sourire. Elle est en vêtement de deuil. Ses traits sont tirés. Elle n’a pas eu le temps d’aller chez le coiffeur. Les cadeaux sont ouverts, trop vite sans doute car je ressens un sentiment de frustration. Je lève les yeux vers elle. Et le lui pose cette question terrible, qui reste ancrée dans ma mémoire : c’est tout ? ».
« Elle se retourne vers moi, visage décomposé, bouche tordue de douleur et laisse échapper : ce n’est pas juste. Puis, elle quitte précipitamment la pièce, nous laissant seuls avec notre désespoir. Elle pleure en gravissant les marches de l’escalier. On entend son pas léger au-dessus de nos têtes, puis plus rien. Elle a regagné sa chambre et s’abandonne sans retenue, le corps secoué de sanglots […] Ma réflexion d’enfant gâtée a gâché la fête. Mais suis-je une enfant gâtée ? Où est-elle la famille idéale, réunie autour du sapin de Noël ? […] Je reste figée sous les regards réprobateurs d’Hélène et Odile. Les guirlandes, le sapin, les bougies n’ont plus de sens. Nous sommes seules dans un silence douloureux. La fête est terminée ».
On comprend à travers ces lignes toute l’émotion qui se dégage de ce livre. Petit témoin innocent, Agnès nous fait vivre « l’envers de la médaille ». La douleur d’une épouse qui, trois années de suite, le 11 mars à cinq heures du matin, se rend au Fort d’Ivry, avec une autorisation spéciale : « le commandant de la Place est là, avec quelques officiers. Il la salue et la conduit en silence à l’endroit même du sacrifice. Ma mère s’agenouille dans l’ombre et prie. Personne ne peut voir ses larmes et, quand elle se redresse, chaque fois, elle est plus forte et plus brisée ».
On suit ensuite, plus brièvement, « Noune » et ses filles sur quelques années. Mais le voyage initiatique est terminé. Agnès a fait son deuil, elle a exorcisé le lourd silence qui planait sur son enfance et elle nous offre un livre-témoignage précieux qui donne une forte densité humaine à l’absence de son père et éclaire d’un jour inédit un drame qui secoua fortement la communauté militaire. Il pose en filigrane le problème de l’indépendance de la justice par rapport au pouvoir en place et pousse à une réflexion éthique sur les conflits entre l’honneur et la discipline qui auront déchiré les soldats français à plusieurs reprises tout au long du XXe siècle. ♦