Tropisme des frontières
Tropisme des frontières
On connaît l’importance qu’a revêtue en France « l’idéologie géographique », qui s’est traduite tout au long des siècles par la recherche de la linéarité des frontières, définissant un hexagone quasi parfait. Cette approche a longtemps caractérisé notre politique de défense par la recherche de frontières naturelles (le Rhin, les Alpes, les Pyrénées) ; elle a façonné nos mentalités et défini nos rapports à l’autre, au monde. Qu’en reste-t-il aujourd’hui à l’heure de l’Union européenne ? De manière générale quel est le rôle et la place des frontières dans le monde globalisé ? Du fait de la poussée migratoire, des échanges croissants d’hommes, de marchandises et de capitaux, pour ne rien dire des maladies transmissibles qui font fi des frontières naturelles, toutes ces questions devraient faire l’objet d’un réexamen et il est heureux que cet ouvrage y ait contribué.
En premier lieu, la frontière isole, enferme les acteurs : gouvernants, populations, groupes, mais dans le même temps elle rassure, car elle contribue à l’auto identification des sujets, à la création d’un « chez soi ». La frontière est par ailleurs une ligne à transgresser, faute de quoi, aucun sujet n’aura de relations avec autrui, et donc pas d’existence. Cependant, cette transgression est souvent dangereuse ; d’où le double caractère de toute frontière, à la fois créatrice d’ordre, d’identité, d’identification, et résultat de ceux-ci. Sans frontière, il n’y a pas de sujet, pas d’histoire pas d’existence, pas de défense. Déjà le vocabulaire grec apparaît riche. Horos, péras, terma. Horos, c’est le sillon, la ligne tracée par l’araire, qui délimite la borne, la limitation, la frontière des terres. Péras, dérivé d’un substantif indo-européen, signifie l’idée de fin, d’indépassable, au pluriel extrémités, entre le monde civilisé et les barbares. Terma, du genre neutre, signifie le « terme », « fixer les limites ». La frontière était par contre une notion ambiguë chez les Romains. Leur vocabulaire n’est pas hérité des étymons grecs et ne repose que sur deux mots spécifiques, mieux connus : limes et finis. Limes au départ, chemin bordant un domaine, a signifié ultérieurement frontière. Finis, comme horos, veut dire « borne » et au pluriel les frontières d’un pays, le pays limité par des frontières. En français, la frontière dérive de « front », issu de l’étymon latin frons qui signifie au sens propre le « front » dans un visage. Puis par extension le devant de quelque chose. Que ne fut-il employé dans le vocabulaire militaire : front d’une armée, d’un bataillon, d’une bataille… « Frontière » création lexicale française du XIIIe siècle offrait alors plusieurs acceptions.
C’est sur cette base que les divers auteurs effectuent un véritable tour du monde des frontières à la fois intérieures et extérieures. Certaines ont certes perdu de leur signification comme les environs de Lille qui jouxtent la Belgique ou Maastricht, aux Pays-Bas qui jouxte Wallonie et Allemagne, d’autres ont revêtu une nouvelle importance après le 11 septembre 2001 comme celle entre le Québec et les États-Unis qui traverse des villages, des parcs, des habitations parfois ! Or, la pratique plus rigoureuse de gardes-côtes américains a apporté un trouble à une vie frontalière jusque-là sans souci.
Quelques articles abordent des problèmes clefs comme celui concernant la carte des langues en Afrique. Le nombre de langues sur le continent africain est évalué entre 1 250 et 1 400, soit le quart du total mondial. Pourtant on ne dispose pas à ce jour d’une carte précise des langues et dialectes, ni de leurs recoupements avec les diverses ethnies. Il arrive ainsi que des peuples d’une même langue se réclament d’ethnies différentes alors qu’inversement des peuples parlant des langues différentes se réclament ou sont considérés comme relevant d’une même ethnie. Vaste problème que celui des espaces géographiques, des frontières et des identités en Afrique qui mériterait des études interdisciplinaires portant sur des situations concrètes pour encourager une meilleure coexistence entre les États et leurs populations. Le cas de la Côte d’Ivoire est typique. Ses frontières ne respectent le territoire traditionnel d’aucune des grandes entités humaines qui peuplent le pays, dont le total s’élève à la soixantaine. Faut-il pour autant ouvrir la boîte de Pandore du redécoupage des frontières africaines, comme le suggère en filigrane l’un des auteurs ?
Le cas bolivien jette une autre lumière sur l’importance des frontières dans la psyché nationale. Les émeutes, par lesquelles le peuple a manifesté son refus à l’égard de l’exportation du gaz national, ont révélé le caractère sacré attaché à la frontière nationale, considérée comme une barrière infranchissable, car héritage des guerres du XIXe siècle qui dépouillèrent le pays de son accès à la mer. Un autre article porte sur la frontière du Liban Sud, résumé d’une enquête effectuée sur le terrain en 2001. Quel dommage, à la lumière du conflit de l’été 2006, que l’auteur n’ait centré ses développements que sous le seul angle de l’identité des populations vivant dans cette zone frontalière dont l’importance géopolitique aurait dû être autrement soulignée. Une seule carte, quelques clichés, c’est bien peu pour une aussi vaste question.
Au moins tout cela montre l’utilité de pousser plus avant les investigations, les études de cas, les missions sur le terrain, ou de procéder à une nouvelle synthèse comme celle de Michel Foucher dans son Fronts et Frontières (Fayard, 1988) devenu un classique. À quand un répertoire mondial, sans cesse remis à jour en temps réel, des zones frontalières délicates, difficiles, troublées ? Autant de points nodaux de cette tectonique des plaques, des foyers de crises potentiels, auxquels la communauté internationale doit tenter de répondre en amont avant d’être forcé d’intervenir une fois le conflit devenu ouvert, mais dans de tout autres conditions. ♦