Conclusions de l’essai de prospective, de décembre 2006, sur l’avenir de la dissuasion nucléaire française après 2015, sous la responsabilité de la Fondation pour la recherche stratégique (www.frstrategie.org).
Publications - La dissuasion nucléaire en 2030
Dans le domaine nucléaire comme dans d’autres, il est difficile d’aller très loin en matière de prospective stratégique ; au-delà de vingt-cinq ans, l’on peut considérer qu’il n’y a pas de visibilité suffisante pour tirer des conclusions utiles au-delà de ce qui a été dit plus haut.
À quarante ans apparaît un horizon sans doute indépassable en termes de prospective : en 2045, l’arme nucléaire aura cent ans (1). C’est l’époque où les derniers survivants japonais de Hiroshima et de Nagasaki s’éteindront (tout comme les concepteurs des armes ayant fait l’objet d’essais nucléaires). En l’absence de nouvel emploi de l’arme, la logique de dissuasion nucléaire apparaîtra alors comme appartenant aux livres d’histoire ; d’autant que les évolutions technologiques et sociales auront sans doute été, d’ici là, très significatives. Pour des raisons à la fois culturelles et techniques, le maintien à l’identique de stratégies de dissuasion fondées principalement sur ce moyen apparaît à l’échéance de 2045 assez improbable. Les systèmes d’armes qui auront remplacé la génération entrant actuellement en service seront donc peut-être les derniers.
La « viscosité » d’un certain nombre d’éléments et de paramètres du contexte international autorise la définition du scénario nominal proposé plus haut. Ce scénario nominal est par construction le plus probable. Mais à vingt-cinq ans, sa probabilité de réalisation doit être considérée comme non supérieure à 50 %. Le monde a connu pas moins de deux surprises stratégiques majeures en douze ans (1991, 2001). Des « changements de phase » rapides sont non seulement possibles mais même probables dès lors que l’on se situe dans une période deux fois plus longue (25 ans au lieu de 12)… Si la dissuasion nucléaire s’est montrée facilement adaptable aux contextes post-1991 et post-2001, il serait déraisonnable de penser que ce sera toujours le cas.
En termes de conclusions opératoires pour l’avenir de la dissuasion nucléaire française, l’examen des scénarios permet de suggérer les pistes suivantes.
Il est prudent de s’attendre à un affaiblissement des moyens budgétaires, techniques et humains mis à la disposition de la dissuasion nucléaire, sauf peut-être pour les domaines duaux (civil & militaire, nucléaire & conventionnel). Dans tous les scénarios, une réévaluation régulière des besoins de la dissuasion, sans doute tous les cinq ans, sera certainement demandée. La réactivité, la souplesse et l’adaptabilité seront donc des caractéristiques indispensables pour le complexe nucléaire français.
Le renseignement dans toutes ses composantes technologiques et humaines sera encore davantage sollicité qu’il ne l’est aujourd’hui pour la construction des planifications (détection à temps d’une menace virtuelle ou masquée, identification précise des centres de pouvoir, compréhension des logiques doctrinales des États nucléaires, repérage du départ des tirs de missiles, identification de l’origine des matières en cas d’attentat nucléaire ou radiologique, etc.).
La Chine sera à l’avenir un déterminant des équilibres stratégiques internationaux, y compris indirectement pour la France, de manière beaucoup plus importante que ce n’est le cas aujourd’hui.
La distinction traditionnelle entre « puissances majeures » et « puissances régionales » pourrait s’avérer moins claire que par le passé, avec des conséquences en termes de planification.
La notion d’indépendance nationale dans le domaine nucléaire n’aura plus le même sens que par le passé, pour des raisons politiques et industrielles. La demande politique de coopération entre pays occidentaux dans les domaines liés à la dissuasion nucléaire, notamment avec la Grande-Bretagne, a de grandes chances d’être plus forte qu’elle n’a été par le passé.
L’année 2012 pourrait être une étape significative dans la réflexion sur l’avenir de la dissuasion nucléaire, notamment en France.
Cette date verra en effet coïncider :
– la mise en service à ce moment des premiers systèmes de défense antimissiles en Europe (programme de l’Otan et site GBI américain), ainsi que l’achèvement de la mise en place de la capacité initiale de défense du territoire américain (entre 20 à 50 missiles) ;
– la fin du programme de réduction de l’arsenal nucléaire américain planifié en 2001, ainsi la mise en service des premières armes RRW et celle du nouveau missile Trident-2 conventionnel (précision de 10 mètres) ;
– l’échéance du traité russo-américain de limitation des armes stratégiques opérationnelles (traité de Moscou) ;
– la fin de la destruction des armes chimiques (échéance prévue par le CIAC) ;
– l’achèvement des grands outils du programme de simulation (LMJ, Airix) ;
– les prochaines élections présidentielle et parlementaires françaises.
En tout état de cause, l’événement le plus important susceptible d’affecter radicalement, dans un sens ou dans un autre, selon les circonstances, le contexte de la dissuasion nucléaire serait un « troisième emploi » de l’arme.
L’avenir de la dissuasion française : quelques scénarios illustratifs
Période 2007-2017
Scénario 1 - Maintien en état et poursuite des programmes de modernisation
Scénario 2 - Diminution symbolique du stock d’armes (10 à 15 %)
Scénario 3 - Réduction capacitaire
3.1 - Suppression de la composante aéroportée
3.2 - Réduction de la composante aéroportée et intégration dans l’Otan
3.3 - Réduction massive du stock d’armes (25 à 50 %)
Période 2017-2030
Scénario 1 - Maintien en état et décision de renouvellement des deux composantes
Scénario 2 - Décision de non-renouvellement de la composante aéroportée
Scénario 3 - Création d’une force nucléaire commune avec le Royaume-Uni (six SNLE au lieu de huit)
Scénario 4 - Décision de non-renouvellement de la composante océanique, intégration des forces nucléaires françaises dans l’Otan
(1) Par coïncidence, cette échéance correspond symboliquement à la durée maximale de vie utile du plutonium de qualité militaire, telle qu’elle a été récemment estimée aux États-Unis (Walter Pincus : « Plutonium Lifespan in U.S. Weapons Much Longer Than Thought », The Washington Post, 30 novembre 2006).