Constatant l’« évaporation » du concept d’état-major national dans la plupart des pays européens, l’auteur présente ce dossier EMA dont il est l’initiateur. Il montre l’intérêt d’un tel état-major chargé de « penser la guerre » et surtout lieu d’exercice du pouvoir militaire de la Nation ; et dont l’Union européenne ferait bien de s’inspirer.
L'état-major des armées, un outil d'exception
The Defence Staff-a unique instrument
Noting the disappearance of the concept of a national Defence Staff in most European countries, the author introduces this dossier on France’s Defence Staff of which he is the instigator. He argues the value of having this sort of staff, whose task is to think about warfare and above all to exercise the nation’s military power, and suggests it is an example for the European Union.
Un bon état-major est la première condition de la puissance militaire. Il s’agit en quelque sorte du « cerveau » d’une armée. La fonction est cependant relativement récente. En France, le maréchal de Ségur crée en 1783 un Corps d’état-major de l’armée. En 1796, Berthier, chef d’état-major de Bonaparte, propose de répartir sous ses ordres les tâches d’état-major entre quatre adjudants généraux. Quelques années plus tard, en 1800, Paul Thiébault, un de ces adjudants généraux, publie un manuel pour officiers d’état-major qui fut traduit en russe, en anglais, en allemand et en espagnol et qui fit longtemps autorité. Les puissances européennes vont ainsi s’inspirer des travaux et de la pratique française pour créer leur propre état-major. Avec une émulation qui leur permettra de dépasser leur maître, Scharnhorst, Gneisenau, Massenbach vont forger graduellement l’état-major allemand. Moltke voyait clairement ce qu’il pouvait en attendre lorsqu’il écrivait : « Notre force sera dans la direction, dans le commandement, en un mot dans le grand état-major auquel j’ai consacré ma vie » (1). Il allait en effet montrer qu’un état-major solidement constitué était devenu l’un des éléments indispensables de la puissance militaire. Plus tard les Américains, découvrant la nature des grandes opérations militaires en 1917-1918, s’inspireront eux aussi de l’exemple français pour créer leur propre structure.
Aujourd’hui, force est de constater que si un état-major reste toujours et plus que jamais le « cerveau » d’une armée moderne, dans la plupart des États membres de l’Union européenne, à l’exception de nos partenaires allemands (Der Führungsstab der Streitkräfte - Fü S), britanniques (Defence Staff) et italiens notamment, la notion même d’état-major s’est dissipée même si, parfois, subsiste l’appellation. Sans doute garde-t-elle encore un sens mais c’est alors en relation avec le besoin de disposer de suffisamment d’officiers « interopérables » avec leurs homologues alliés, destinés à participer, dans des états-majors multinationaux, à la préparation et à l’exécution d’opérations militaires généralement qualifiées d’opérations de stabilisation ou encore de soutien à la paix.
Cette « évaporation » du concept même d’état-major national est présentée, chez nos partenaires européens, comme une évolution naturelle liée à la transformation du contexte international et des moyens d’y régler par la force des différends. On ne fait plus la guerre, on mène des opérations, généralement en coalition, où s’entremêlent actions militaires et actions civilo-militaires au nom du respect du droit. Cette « évaporation » est également justifiée chez nos partenaires par le caractère de plus en plus interministériel de la gestion des crises, dans la résolution desquelles les armées sont impliquées, sans que leur spécificité et la nature particulière de leur action les autorisent à occuper une place particulière dans le dispositif. Le militaire se « banalise ». Sans doute en conséquence de l’imprégnation de plus en plus forte de la pensée stratégique européenne par les concepts américains, bon nombre d’Européens reprennent le terme usité outre-atlantique d’« inter-agences » pour caractériser l’ensemble des acteurs qui concourent à la gestion de crise. Cette évolution est en réalité le reflet, assez désespérant, d’une tendance grandissante parmi les Européens au renoncement à la puissance et à ses différentes façons de l’exercer, y compris à travers l’emploi de la force. De nombreux exemples historiques montrent quelles destinées néfastes ont connues les États qui ont fini par dédaigner la chose militaire. Venise, jadis une des grandes puissances européennes, a vu progressivement sa population et ses dirigeants penser qu’à toute ambition il fallait préférer le bonheur et qu’il était juste de « jouir des doux fruits de la paix qui est le véritable but vers lequel doivent tendre les institutions et les opérations militaires » (2). Quelques décennies plus tard la Sérénissime tombait comme un fruit mûr entre les mains de Bonaparte sans s’être le moins du monde défendue. Elle disparaissait de l’histoire pour devenir un musée.
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